Le 26 mai 1968, EDF-GDF est la première entreprise publique à engager des négociations associant État, patronat et syndicats, suivies de très près par les autres secteurs nationalisés. Elles débouchent sur des augmentations de salaire conséquentes et d’autres avancées sociales.
25 mai 1968. Le mouvement étudiant dure depuis près d’un mois, la grève générale depuis deux semaines. La situation est explosive. Comme le disent les manifestants, « le pouvoir est dans la rue ». Le gouvernement tente alors une ultime manœuvre : convoquer rue de Grenelle, au siège du ministère des Affaires sociales, une négociation tripartite entre État, patronat et syndicats. Les résultats des négociations de Grenelle, notamment l’augmentation des salaires (+ 35 % pour le minimum garanti, et autour de 10 % en moyenne) et la reconnaissance des sections salariales d’entreprise, sont connus. On sait moins que se déroulaient, en parallèle, des négociations de branche pour les entreprises publiques. Et notamment pour EDF-GDF.
Sept points à l’ordre du jour
Ces négociations débutent le 26 mai au matin. Elles se tiennent au ministère de l’Industrie, en présence de la direction générale d’EDF-GDF et des représentants des organisations syndicales de l’entreprise (CFDT, CGT, FO et UNCM, ancêtre de l’actuelle CGC). Sept points sont à l’ordre du jour : les rémunérations, la durée du travail et des congés, les retraites, les conditions de travail, le droit syndical, les organismes statutaires, la politique du personnel. C’est peu ou prou toute l’organisation interne de l’entreprise que les organisations syndicales s’apprêtent à négocier avec le directeur général d’EDF-GDF, Marcel Boiteux, 46 ans, nommé l’année précédente.
Normalien, agrégé de mathématiques et économiste, il affronte à cette occasion sa première négociation sociale. « Tandis que s’amorçaient sous la présidence du Premier ministre les négociations de Grenelle pour le secteur privé, je fus chargé de réunir les délégués syndicaux d’EDF-GDF au ministère de l’Industrie, rue de Grenelle aussi. C’était donc sur mes épaules, apparemment, qu’allait reposer la grande négociation dont s’inspirerait tout le secteur public et parapublic, soit 30 % de la population active », se souvient Boiteux dans ses mémoires, intitulés « Haute tension » (éd. Odile Jacob, 1993).
Les Champs-Élysées privés d’électricité
Lors de la première séance, tenue le dimanche 26 mai, la CGT obtient que la question salariale soit traitée en premier. Cette demande est acceptée par l’ensemble des parties prenantes. Marcel Boiteux propose une augmentation de 7 % des salaires ; une proposition que les syndicats jugent trop faible. Aucune avancée n’est enregistrée le lendemain, jour de la conclusion des négociations de Grenelle. Mais ces derniers sont rejetés par plusieurs assemblées d’entreprise, dont les emblématiques métallos de Billancourt. Pour les organisations syndicales, c’est le moment d’accentuer la pression. Des coupures d’électricité ciblant le quartier des ministères et les Champs-Élysées sont organisées le 28 mai, tandis que la CGT se retire des négociations tout en continuant à mobiliser ses militants.
JT de 20 heures, ORTF : interview des délégués syndicaux au sortir de trois jours de négociations, le 28 mai 1968. Source : ina.fr
Deux orientations s’affrontent alors au sein du mouvement syndical d’EDF-GDF. D’un côté, la CGT, majoritaire au sein du personnel, qui privilégie les revendications quantitatives, notamment sur les salaires, et n’hésite pas à discuter directement avec le gouvernement en cas de blocage avec la direction. De l’autre, les autres organisations syndicales, emmenées par la CFDT, qui insistent sur des revendications qualitatives, telles la défense du « pouvoir syndical » contre « le pouvoir monarchique » et plus généralement une réorganisation du travail au sein de l’entreprise visant à une certaine cogestion avec la direction.
Affrontement avec la direction de l’entreprise, tension avec le gouvernement, en la personne du ministre de l’Industrie Olivier Guichard, vifs débats entre organisations syndicales… La négociation est pour le moins explosive, dans un contexte politiquement des plus instables. Le 30 mai à 16 h 30, les pourparlers s’interrompent afin d’écouter le discours radiophonique du général de Gaulle, annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation d’élections anticipées.
De 10 à 25% d’augmentation
Le lendemain à 18 heures, les négociations s’achèvent. Des augmentations de 19 % ont été obtenues sur les plus bas salaires, de 10 % sur les plus élevés. Les retraités d’EDF-GDF bénéficient aussi d’une revalorisation de leur pension, de 25 % pour les plus modestes. Deux jours supplémentaires de congés et une heure de travail hebdomadaire en moins (44 heures au lieu de 45) sont arrachés, avec la perspective des 40 heures en 1973. Le droit syndical progresse avec la mise en place de dispositifs permettant aux agents détachés de poursuivre leur carrière. Toutes les organisations syndicales s’estiment satisfaites. Pour FO, « rien ne peut plus désormais être comme avant », comme l’écrit le journal syndical « Lumière et Force » dans son édition de juin 1968.
Après avoir consulté leurs adhérents, les différentes fédérations syndicales de l’énergie donnent consigne de reprendre le travail tout en restant vigilantes. Le 5 juin, la situation est revenue normale à EDF-GDF, ce qui en fait une des premières entreprises à reprendre le cours habituel de son activité. Mais, au sein du mouvement syndical, Mai 68 a laissé des traces profondes, que l’on évoquera dans le prochain et dernier épisode de notre série sur Mai 68.
À suivre…
Épisode 4 : Rien ne sera plus comme avant