À partir de l’histoire des camps d’internement de Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau, dans le Loiret, la directrice du Cercil-Musée mémorial des enfants du Vel d’Hiv nous explique comment ce lieu s’efforce de rendre l’histoire sensible et accessible à chacun.
Lutter contre les discours de haine et de disqualification de l’autre toujours à l’œuvre, c’est la démarche du Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement dans le Loiret (Cercil) à Orléans. Le lieu, qui fait désormais partie Mémorial de la Shoah, abrite à la fois un mémorial, celui des enfants du Vel d’Hiv, un centre de recherche, mais également un espace pédagogique et un centre culturel.
« L’idée, raconte Nathalie Grenon, directrice du Cercil, n’est pas seulement de rappeler le souvenir des victimes mais aussi de comprendre les mécanismes qui ont conduit à des actes totalement contraires aux principes même de notre humanité. Notre travail nous amène à comprendre comment les discriminations, fondées sur des préjugés, se sont installées ; comment l’exclusion de la société se met en place à la fois par des décrets des nazis et du gouvernement de Vichy. »
Comment enseigner l’histoire des génocides ?
On est revenu de ce qu’on appelle la pédagogie par l’horreur qui consistait, dès la libération des camps en 1945, à montrer des images de monticules de corps. Cette pédagogie est encore partiellement pratiquée au Rwanda où certains musées exposent des os dans des vitrines. Aujourd’hui nous avons une approche différente.
Le travail de Serge Klarsfeld, qui fut l’un des créateurs du Cercil, a notamment contribué à déplacer le regard : on n’a pas tué 6 millions de victimes, on a assassiné la petite Aline, Isaac, Maurice, Marie Hochberg, Philippe Baumer, et beaucoup d’autres. On a assassiné Isaac et ses parents, mais aussi ses cousins, ses oncles et tantes, ses grands-parents. C’est cela un génocide. Nous leur redonnons une identité, une histoire. C’est en tout cas la démarche du Cercil.
Comment entre-t-on dans cette complexité avec un public jeune?
Revenir sur cette période de l’histoire, c’est aborder aussi la question des discriminations, des préjugés, du rapport à l’autre, et donc de l’altérité, mais aussi, c’est parler des discours de haine… C’est donc en même temps un sujet d’histoire et un sujet d’éducation civique et morale.
Avec les CM2, nous travaillons sur des récits d’enfants cachés notamment parce que ceux-ci ont souvent leur âge, mais surtout cela nous permet d’aborder l’histoire des nombreuses personnes qui ont caché des Juifs. L’occasion de rappeler la particularité de la France où les trois quarts des Juifs de France ont été sauvés. Nous abordons alors les notions fondamentales de désobéissance et de résistance non violente. À nos yeux, cela est bien plus important que de mettre en avant les bourreaux. Le mal peut fasciner. Nous préférons la fascination du bien.
On demande aux jeunes de s’interroger sur ce qu’il était possible de faire à l’époque pour que cela se passe autrement, en tenant compte évidemment du contexte. Pierre Laval [chef du gouvernement de Vichy, ndlr] était-il obligé de demander la déportation de 4 000 enfants ? Rien n’est jamais écrit à l’avance, chacun peut agir même sous une double dictature. Tout est affaire de choix politiques, individuels et collectifs.
Les témoins directs de la Shoah vont disparaître. Comment les mémoriaux se préparent-ils à porter cette histoire sans témoins vivants ?
La disparition des témoins directs amplifiera la complexité de la recherche et de la transmission. Car en apportant des éléments irremplaçables sur leur vie, ces témoins forment ce que l’on appelle la microhistoire. Recueillir et restituer des histoires individuelles comme celle des enfants cachés, par exemple, c’est aussi découvrir qu’un enfant sauvé n’était pas toujours chez des gens bienveillants. Il a pu être violenté, harcelé, battu, exploité.
Dans trente ans, si l’on se limite à la lecture des archives, on aura le sentiment que la France entière a sauvé des Juifs pendant la guerre. La réalité est plus nuancée. Le petit Isaac est d’abord tombé dans une famille très maltraitante. Par chance, quelqu’un est parvenu à le changer de famille. Cela explique aussi pourquoi certains enfants n’ont parfois pas demandé de médaille des Justes pour ceux qui les ont sauvés.
Mais la disparition des témoins n’obère pas la poursuite de l’enseignement et de la transmission de l’histoire de la Shoah. Il faut inventer d’autres moyens pour rendre cette histoire sensible et accessible à chacun.
Cette histoire peut-elle un jour se terminer ?
Le propre d’un génocide, et cela vaut aussi pour les Arméniens et les Tutsis du Rwanda, c’est que le traumatisme se transmet de génération en génération. Ce qui ne semble pas être le cas des enfants de victimes de massacres comme ceux d’Oradour-sur-Glane ou de Maillé. Dans la définition du génocide, on s’accorde à parler de traumatisme psychique pour les victimes comme pour leurs descendants. Voire pour la troisième génération.
Nous avons l’obligation impérieuse de poursuivre notre travail, car les discours de haine, de disqualification de l’autre et de « l’étranger » sont toujours à l’œuvre. L’antisémitisme n’a pas disparu. Il prospère au grand jour. Comme l’a récemment rappelé Delphine Horvilleur, journaliste et femme rabbin du Mouvement juif libéral de France : « L’antisémitisme n’est jamais une haine isolée, mais le premier symptôme d’un effondrement à venir. » Et en effet, les actes contre les parlementaires, contre les églises, les mosquées, les cimetières, de même que les personnes visées en raison de leur orientation sexuelle se multiplient.
Les camps du Loiret révèlent-ils un aspect particulier de l’internement sous Vichy ?
L’historien Denis Peschanski l’a démontré : alors que la France de Vichy est couverte de camps d’internement, c’est seulement dans le Loiret qu’est créé à la préfecture un service ad hoc pour les gérer. C’est dire leur importance. Pithiviers et Beaune-la-Rolande sont les premiers camps en France où ne seront internés que des Juifs. Dès le 14 mai 1941, que des hommes. Après leur déportation en juin et juillet 1942, ce sont les femmes et les enfants du Vel d’Hiv. Plus de 8 000.
C’est en étudiant finement l’organisation de cet internement et des déportations que l’on arrive à mettre en exergue la complicité active du régime de Vichy. En effet, lors de la préparation de ce que l’on appellera plus tard la rafle du Vel d’Hiv, les Allemands ne demandaient pas la déportation des enfants de moins de 15 ans. Pas encore.
C’est Laval qui va solliciter Berlin afin de pouvoir déporter aussi les enfants. La réponse se faisant attendre, et comme la France doit assurer la déportation de plusieurs milliers de Juifs, on décide alors de séparer les mères de leurs enfants, laissant seuls des milliers d’entre eux, âgés de 2 ans à 14 ans. Ils seront à leur tour déportés à Auschwitz à partir de la mi-août. Évidemment, aucun n’a survécu.
Ouvert pendant cinq ans, le camp de Jargeau comptait aussi 1 200 nomades internés.
En effet, et les nomades vont subir une double persécution pendant l’Occupation, de la part des Allemands et de la part de Vichy. Heureusement pas de déportation, mais un internement dans des conditions terribles, faim, froid, mauvais traitements.
À noter qu’ils sont restés internés bien après la fin de la guerre. La libération de la France ne concernait pas les nomades internés à Jargeau. Ils seront mis à la porte du camp le 31 décembre 1945 sans aucune prise en charge, sans subsides ni nourriture… Ils ont alors tout perdu, leur logement, leurs biens, leurs outils de travail et souvent leur santé.
Pour quelles raisons ces nomades ont-ils été internés ?
Dès 1938, il y a l’idée de contrôler les gens qui circulent. Le prétexte avancé est qu’ils risquent d’entraver la circulation des armées sur les routes. Ces Français sont pourtant peu nombreux et beaucoup sont sédentaires même s’ils doivent posséder un carnet anthropométrique d’identité. Ce n’est qu’en 1969 que ce carnet est supprimé et qu’il devient carnet de circulation.
D’ailleurs, nous avons des lettres de maires s’adressant au préfet pour s’étonner de l’arrestation de familles sédentaires, intégrées, avec des enfants scolarisés. Comme nous avons aussi des lettres de maires qui dénoncent des familles nomades et en demandent l’internement. Un savant mélange de préjugés, de stéréotypes concernent ces populations, et beaucoup perdurent encore aujourd’hui.
N’est-ce pas encore une zone d’ombre dans l’histoire aussi ?
En 1993, le Cercil a édité le premier livre, qui fut longtemps le seul, sur ce sujet. Il a été longtemps isolé dans sa recherche et la collecte de témoignages de ces familles. Lorsque nous avons inauguré ce musée mémorial en 2011, nous étions le seul endroit en France où l’on abordait de façon pérenne l’histoire de l’internement des nomades. N’est-ce pas un signe de l’absence de cette histoire dans notre mémoire collective ?
Depuis les choses ont un peu évolué, François Hollande, alors président de la République, est intervenu lors d’une commémoration sur le camp de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire) pour reconnaître la responsabilité de la France. D’autres musées-mémoriaux évoquent cet internement. Deux expositions récentes, l’une au Museum national de l’histoire de l’immigration et l’autre au Mémorial de la Shoah participent à mieux faire connaître ce qu’ont subi ces personnes durant la Seconde Guerre mondiale en France.
Que reste-t-il à trouver sur les documents d’époque ?
Certains détails de l’articulation des décisions allemande et française. Il y a par exemple des codes sur certaines fiches d’enregistrement que l’on ne sait toujours pas décrypter. Hélène Mouchard-Zay, la fondatrice du Cercil, souligne souvent que c’est dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande que l’on a le mieux mis à nu la responsabilité active du gouvernement de Vichy dans la déportation des Juifs de France.
Mais ce qui est toujours émouvant, c’est de travailler sur les trajectoires individuelles. Nombre de personnes nous interrogent pour que l’on reconstitue le parcours de leur famille : c’est la fameuse microhistoire dont j’ai parlé. Ces recherches individuelles nous permettent aujourd’hui de mieux cerner les mécanismes et les enjeux entre les protagonistes, à savoir les Allemands et les Français, les marges de manœuvre de chacun, etc.
Parfois on a des surprises, comme l’indication découverte il y a quelques semaines sur une enveloppe, qui nous a été transmise par une famille, de la mention « camp 3 » à Pithiviers… Aujourd’hui encore, nous ne savons pas très bien ce qu’est ce troisième camp. Nous cherchons !
Le Cercil partenaire de la CMCAS Chartres-Orléans
La convention de partenariat entre le Cercil et CMCAS Chartres-Orléans permet aux bénéficiaires de découvrir le Musée-mémorial des enfants du Vel d’Hiv et le centre de ressources à tarif réduit (2 euros au lieu de 5 euros) sur présentation de la carte activ!
En savoir plus sur le site de la CMCAS Chartres-Orléans
Musée-mémorial des enfants du Vel d’Hiv
45 rue du Bourdon-Blanc, 45000 Orléans
Site internet : www.cercil.fr
Contact : 02 38 42 03 91.
Le musée est ouvert du lundi au vendredi (10 h-12h30 et 14 h-17 h).
Mardi nocturne jusqu’à 20 heures. Dimanche 14 h-18 h. Fermé le samedi.
> Voir les publications du Cercil
« L’internement des Nomades, une histoire française (1940-1946) », exposition à voir au Mémorial de la Shoah (Paris)
Jusqu’au 17 mars 2019, le Mémorial de la Shoah présente une exposition-dossier sur l’histoire des nomades en France pendant la Seconde Guerre mondiale. L’entrée est libre et gratuite.
Découvrir l’exposition en ligne : expo-nomades.memorialdelashoah.org
« Mondes tsiganes, la fabrique des images »
À voir en ligne sur le site du Musée de l’histoire de l’immigration