En 1946, quelle tarification pour l’électricité ?

Pylônes électriques.

C’est seulement dans les années 1980 que la péréquation tarifaire, qui définit la similitude des tarifs sur tout le territoire, s’est généralisée. © Pierre-Jean Durieu/Shutterstock

Comment déterminer le tarif de l’électricité, s’il n’est pas fixé par le marché ? Cette question, posée lors de la nationalisation du gaz et de l’électricité en 1946, s’accompagna d’une réflexion approfondie sur ce que devait être la tarification d’un service public, dont les premiers jalons furent alors posés.

Avant la nationalisation de 1946, les entreprises privées pratiquaient une tarification par tranche pour les usages domestiques. Les premiers kilowattheures étaient bon marché, puis le prix augmentait avec la consommation. Pour les usages industriels, le prix était négocié entre l’entreprise distributrice et l’entreprise consommatrice.

Dès juillet 1946, EDF entreprend de mettre fin à ces pratiques, en se dotant d’un tarif national pour les usages domestiques, et d’un tarif régional pour les gros consommateurs industriels. Ce dernier est en général aligné sur celui que pratiquait le distributeur régional le plus diffusé avant la nationalisation. Mais comment EDF doit-elle concevoir la tarification de l’électricité dès lors que la concurrence, supposée fixer les prix, n’existe plus du fait du monopole ?

Gratuité, péréquation, tarification marginale…

Plusieurs idées sont avancées. Pour les uns, un service public doit offrir la gratuité. Pour d’autres, il doit se fixer comme règle l’égalité des consommateurs et imposer les mêmes tarifs à tous. Pour d’autres encore, les tarifs doivent être établis pour vendre le maximum d’électricité, à une époque où la reconstruction et la modernisation du pays battent leur plein.

Une quatrième option est suggérée en 1949 dans les colonnes de la « Revue générale de l’électricité » par Gabriel Dessus et Marcel Boiteux. Le premier, directeur du service commercial national d’EDF, est un ancien dirigeant de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité, qui s’intéresse aux questions de théorie économique. Le second est un jeune normalien agrégé de mathématiques, qui s’est formé à l’économie auprès de Maurice Allais, futur prix Nobel, et vient d’entrer à EDF. Dessus et Boiteux soumettent une proposition originale pour la tarification de l’électricité : la fixer en fonction du coût marginal du kilowattheure, c’est-à-dire au coût du dernier kilowattheure produit par une centrale, à l’époque hydroélectrique ou à charbon.

Architecte du parc nucléaire français, économiste et mathématicien, Marcel Boiteux fut l’un des directeurs emblématiques d’EDF de 1967 à 1987. © EDF archives« Les tarifs sont faits pour dire les coûts comme les horloges pour dire l’heure. »
Marcel Boiteux, économiste et mathématicien, directeur emblématique d’EDF de 1967 à 1987.

L’idée sous-jacente est que, comme aime à le dire Marcel Boiteux, « les tarifs sont faits pour dire les coûts comme les horloges pour dire l’heure ». En d’autres termes, il s’agit de « vendre au prix de revient de telle manière que les choix effectués par les usagers entre diverses formes d’énergie et les divers modes d’utilisation soient orientés en fonction du coût de la fourniture pour la collectivité ».

Voilà pour la théorie. La mettre en pratique nécessite d’effectuer des calculs très complexes, adaptés à chaque centrale. Marcel Boiteux s’y attelle et ses travaux l’amènent à conclure deux choses. D’une part, la tarification pour les particuliers doit être composée d’une somme fixe, en fonction de la puissance demandée, et d’un prix du kilowattheure. D’autre part, la tarification pour les entreprises doit être calculée en fonction du prix de revient de l’électricité, faible quand on est proche des centrales, mais s’accroissant à mesure que l’on s’en éloigne. Cette idée fonde le « tarif jaune », adopté par EDF en 1950, qui devient le « tarif vert » en 1957. Ce dernier introduit aussi une modulation des prix en fonction de la saison, du jour et de la nuit, et enfin de la semaine et du week-end.

Un choix finalement politique

Sur le moment, cette tarification suscite un feu nourri de critiques. Les industriels dénoncent une augmentation déguisée des prix, tandis que la CGT fustige les cadeaux qui leur sont faits. « Nous avons pu établir que les kilowattheures produits par les mêmes génératrices rendus à Paris après avoir été transportés sur les mêmes lignes soutenues par les mêmes pylônes étaient payés 27 francs par l’usager domestique et 5,52 francs par le trust Citroën », dénonce Marcel Paul lors du 30e Congrès de la CGT.

Des dirigeants politiques plaident la cause de leur région, tel le Breton René Pleven, qui obtient que les tarifs appliqués aux industriels en Bretagne soient de 1 franc inférieurs au prix de revient (ce prix étant élevé du fait que la région est éloignée des principaux sites de production), la différence étant compensée par l’État. Pourtant, la tarification dite marginale inventée par Marcel Boiteux, qui deviendra directeur général puis président d’EDF, s’impose et n’a pas à rougir de son bilan. Pensée pour orienter les choix des consommateurs, en particulier des industriels, elle a permis de contenir l’augmentation de la puissance de pointe – et donc les investissements nécessaires  – à une époque où la consommation doublait tous les dix ans.

Ce principe théorique de tarification est progressivement adapté pour y introduire l’idée, plus politique, de péréquation. Boiteux n’y était pas favorable car, comme il l’écrit dans ses « Mémoires », « il est beaucoup plus coûteux d’alimenter un client rural qu’un client urbain, plus coûteux d’alimenter un Corse qu’un Parisien ».

Mais le choix politique est fait, dans les années 1950, d’imposer le « tarif universel départemental », soit un prix du kilowattheure à l’échelle du département. Dans les années 1970, l’équipement progressif du territoire en électronucléaire, avec le maillage des centrales qui limite les variations de coûts, permet la création d’une tarification nationale, qui reste optionnelle. C’est seulement dans les années 1980 que cette péréquation tarifaire se généralise, au point que nombreux sont ceux qui la considèrent aujourd’hui encore comme synonyme de service public. Ce que, toute cette histoire le montre, elle n’a pas toujours été.


Pour aller plus loin

« La manière dont la concurrence a été rétablie dans un système qui l’excluait de fait me paraît toujours extraordinairement choquante » : dans son audition auprès de l’Assemblée nationale dans le cadre de la commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité le 5 novembre 2014, Marcel Boiteux, président d’honneur d’EDF, revient sur l’histoire de la tarification de l’électricité et sur la situation d’EDF, dix ans après l’ouverture de son capital.

Tags:
0 Commentaires

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Votre commentaire est soumis à modération. En savoir plus

Qui sommes-nous ?    I    Nous contacter   I   Mentions Légales    I    Cookies    I    Données personnelles    I    CCAS ©2024

Vous connecter avec vos identifiants

Vous avez oublié vos informations ?