Les hommages saluant la disparition de Marcel Boiteux, à l’âge de 101 ans, le 6 septembre dernier, ont été unanimes. À la tête d’EDF de 1967 à 1987, le dirigeant a joué un rôle considérable dans le développement de l’entreprise publique, et son influence est toujours perceptible.
« Une source d’inspiration majeure pour le groupe EDF » (Luc Rémont, PDG d’EDF). « Un artisan essentiel de notre indépendance électrique » (Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique). « L’homme de l’intelligence dans la politique industrielle d’EDF » (CFE-CGC Énergies). « Un homme de conviction profondément attaché au service public » (FNME-CGT). « Une référence incontestée en France et dans le monde entier » (Association des économistes de l’énergie).
Ce florilège d’hommages donne la mesure et la variété de l’œuvre de Marcel Boiteux, qui, jusqu’à la fin de ses jours, aimait à se présenter modestement comme « agent des industries électriques et gazières en inactivité « .
Marcel Boiteux voit le jour à Niort en 1922, de parents normaliens devenus professeurs de sciences naturelles. À son tour, le jeune Marcel entre à l’École normale supérieure par la filière des mathématiques. Mais la Seconde Guerre mondiale le détourne de la voie toute tracée du professorat : en 1943, refusant le service du travail obligatoire, il passe clandestinement en Espagne puis en Afrique du Nord, où il s’engage dans l’armée française reconstituée. Officier d’artillerie, blessé durant la campagne d’Italie, il est décoré de la Croix de guerre.
« Les prix sont faits pour dire les coûts «
Aussitôt démobilisé, il reprend ses études et rejoint le CNRS, où il applique ses talents de mathématicien au problème de l’élaboration des tarifs de la SNCF. Du réseau ferroviaire au réseau électrique, il n’y a qu’un pas, et c’est ainsi que Marcel Boiteux entre « en toute innocence et par un assez curieux concours de circonstances » à EDF en 1949.
Au service des études économiques, il applique son mantra : « Les prix sont faits pour dire les coûts, comme les horloges sont faites pour dire l’heure. » En d’autres termes, les tarifs d’EDF doivent refléter fidèlement le coût de production du dernier kilowattheure produit, ce qui est le meilleur moyen d’optimiser l’intérêt commun. Cette idée au cœur de la théorie dite marginale de l’économie structure la première réflexion d’ensemble sur ce que doit être la tarification d’une industrie de réseau public.
L’actuelle réforme du marché européen de l’électricité gagnerait à s’en inspirer, soulignait dans une tribune d’hommage à Marcel Boiteux dans « Le Monde » le 12 septembre dernier, l’économiste Alain Trannoy, qui précisait : « Dans la nécessaire transition vers une économie décarbonée, on aimerait que cette notion de coût marginal de développement soit facturée au consommateur. C’est là la seule façon de réduire au minimum le coût de la transition énergétique. »
Acteur incontournable de l’histoire d’EDF
Un autre domaine où l’influence de Marcel Boiteux s’est fait durablement sentir est celui du parc électronucléaire français. Lorsqu’il devient directeur général d’EDF en 1967, l’entreprise construit un parc de six centrales de la filière dite uranium naturel-graphite-gaz mise au point par le Commissariat à l’énergie atomique. Elle a le soutien total du général de Gaulle, tout à sa politique d’indépendance de la France.
S’il ne désapprouve pas cette politique et n’a de surcroît pas de compétences d’ingénieur, Marcel Boiteux reste en revanche un économiste de talent. Il se convainc vite que la filière française est un gouffre financier. Il parvient même, grâce à ses remarquables talents de pédagogue, à en convaincre le général de Gaulle.
En 1973, quand l’envol des cours du pétrole conduit la France à lancer dans la précipitation un plan de développement électronucléaire, il argumente avec succès en faveur de réacteurs de la filière américaine dite à eau pressurisée (REP) – moins coûteuse à l’époque –, qui sera progressivement francisée. Ce choix permet la construction à vitesse accélérée d’un parc électronucléaire fiable – pour l’essentiel toujours en activité – tout en structurant une filière industrielle française du nucléaire.
« J’ai toujours répugné à me lancer dans une action dont je ne puisse penser que, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait contribuer au bien public. »
Marcel Boiteux, extrait de « Haute tension », son autobiographie
Économiste reconnu sur le plan international, libéral estimant que les marchés ne peuvent pas tout, Marcel Boiteux fut un des très rares spécialistes de sa discipline à se frotter au terrain en assumant des responsabilités du plus haut niveau dans la conduite d’une entreprise.
Son autorité intellectuelle, son calme en toutes circonstances et son sens aigu de l’éthique ont fait de lui un acteur incontournable de l’histoire d’EDF. Mais peut-être avait-il écrit lui-même ce qui pourrait être sa plus belle épitaphe : « J’ai toujours répugné à me lancer dans une action dont je ne puisse penser que, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait contribuer au bien public. »
Pour aller plus loin
À lire : « Haute Tension » (Éditions Odile Jacob, 1993).
« Haute tension », à commander sur la Librairie des Activités Sociales (impression à la demande chez l’éditeur), au prix de 21 euros (au lieu de 28 euros). La connexion au site ccas.fr est requise pour accéder à la librairie.
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