Saviez-vous que le Monopoly était à l’origine un jeu anticapitaliste, inventé par une féministe progressiste ? Détourné par son inventeur officiel, il est pourtant devenu le symbole de l’inverse. C’est que les jeux de société ne sont pas toujours si innocents qu’on le croit. Comme d’autres médias, artistiques, scientifiques ou publicitaires, ils peuvent véhiculer des valeurs ou des idées politiques présentes dans l’inconscient collectif.
« Acheter plus pour gagner plus. » Tout en extorquant le maximum d’argent aux autres joueurs. Ainsi pourrait être résumée la philosophie du jeu de société le plus vendu de tous les temps, le Monopoly, « monopole » en anglais. Depuis sa création au début du siècle dernier, on estime qu’un milliard de joueurs ont tenté de faire sauter la banque. Distribué dans 114 pays, traduit en 47 langues, le jeu compte plus de 2 000 variantes, essentiellement commerciales (Monopoly Star Wars, Marvel…), certaines destinées à faire connaître des villes ou des régions, jusqu’aux plus improbables (le Rhône et la Loire dans le Monopoly du Beaujolais), mais aussi des éditions discutables telles que Monopoly Édition tricheurs et Monopoly pour les mauvais perdants, et les moins officielles comme Sexopoly !
On attribue l’invention du jeu à un certain Charles Darrow, qui, en 1935, vend le projet à l’éditeur de jeux Parker Brothers et finit ainsi par devenir multimillionnaire. En réalité, cet ingénieur américain s’est contenté de détourner un jeu inventé et breveté en 1904 par sa compatriote Elizabeth Magie : The Landlord’s Game (« le jeu du propriétaire foncier »). Féministe et très politisée, elle s’est inspirée de l’ouvrage « Progress and Poverty » écrit par l’économiste américain Henry George en 1879. Il propose notamment d’imposer les plus riches propriétaires terriens, à une époque où les inégalités sociales et les monopoles industriels puissants creusent déjà l’écart entre les classes supérieures et les plus pauvres.
« Lizzie » Magie crée deux versions des règles : l’une favorise la coopération et permet à tous de tirer profit des richesses collectives ; l’autre consiste à construire des monopoles terriens en ruinant ses adversaires. L’objectif est d’amener les jeunes joueurs à remettre en question l’accumulation excessive de biens et la spéculation en montrant une voie alternative. The Landlord’s Game se veut donc un outil socio-politique et éducatif, et connaît un succès rapide dans les milieux progressistes et universitaires.
Mais, dans les années 1930, l’adaptation de Charles Darrow commercialisée par Parker Brothers s’inspire uniquement de la version capitaliste du jeu d’origine (Lizzie Magie cède elle aussi les droits de son jeu à Parker Brothers mais à bas prix, plus intéressée par sa diffusion que par l’argent), scellant le destin du désormais bien nommé… Monopoly.
Certains continuent cependant de croire au potentiel transformateur de ce bon vieux jeu de société. En 2015, le collectif espagnol Zemos98 a ainsi proposé sa propre version, afin de revenir à l’esprit initial du jeu : avec Commonspoly, les joueurs ne peuvent gagner qu’ensemble, en développant des stratégies coopératives pour faire face aux défi s du siècle, tels que le chômage, le changement climatique, les crises financières… Autrement dit, en remplaçant le profit individuel par le développement collectif des biens communs. Vaste programme.
Des jeux antisexistes pour promouvoir l’égalité
Les jeux de société n’échappent pas aux représentations parfois stéréotypées, d’ordre culturel, liées au handicap, à l’orientation sexuelle ou au genre. Le roi l’emporte toujours sur la dame. Ainsi va la règle – rarement remise en cause – dans de nombreux jeux de cartes classiques. Conscientes du potentiel éducatif du jeu de société, voire de sa capacité à véhiculer certaines valeurs, des femmes se sont attelées à la création de jeux inclusifs. Depuis deux ans, on a ainsi vu apparaître Madame Monopoly (dans lequel les femmes gagnent plus que les hommes) et une version du jeu Qui est-ce ? comportant des figures de femmes célèbres.
Mais le précurseur en la matière se nomme The Moon Project, imaginé en 2018 par la maison d’édition Topla. Il regroupe trois jeux sur l’égalité : Mémo de l’égalité, Bataille féministe et Bluff à la française, un jeu des sept familles revisité, sur de grandes femmes de l’Histoire de France. Depuis, le principe a fait son chemin. Ainsi la gamme de jeux Sexploration (toujours chez Topla) permet aux adultes d’aborder sans tabous avec des adolescents les questions liées aux relations filles-garçons, à la sexualité, ou à la notion de consentement à travers des jeux de rôle.
Pour inciter les joueurs à réfléchir sur les questions d’égalité, Inès Slim a créé sa propre maison d’édition de jeux, Gender Games (Jeux de genres ), dont les objectifs sont affichés : « La représentation est au cœur des préoccupations de la marque, tout particulièrement celle des groupes les plus invisibilisés : personnes racisées, transgenres, lesbiennes et bi, handicapées, grosses, etc. » Gender Games lance le jeu Bad Bitches Only, qui adapte les règles du célèbre Time’s up ! : il s’agit cette fois de faire deviner des noms de femmes, de personnes transgenres ou homosexuelles en les mimant, ce qui permet de s’interroger sur les idées reçues les concernant.
D’autres jeux donnent l’occasion de s’exercer à répondre à des attaques sexistes dans l’espace public ou en entreprise. Moi c’est Madame s’inspire de témoignages réels et propose des réparties drôles ou décalées pour riposter à des propos du style : « Elle a eu sa promotion en passant sous le bureau ! » Loin des tentations moralisatrices ou culpabilisantes, ces jeux de société visent d’abord à susciter chez ceux qui s’amusent – aussi bien les femmes que les hommes – la réflexion et l’échange. Ce que résume très bien Gaëlle Bidan, cocréatrice du jeu Héroïnes : « Avec un livre, on convainc les convaincus. Alors qu’avec le jeu on peut toucher plus de gens. »
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