Gabriel, Sébastien, Antoine, Frédéric et Ayhan ont perdu une main, à cause d’une grenade tirée par la police lors d’une manifestation de Gilets jaunes : dans un livre documentaire, Sophie Divry recueille la parole de ceux qui ont vu leur vie fracassée pour avoir revendiqué une meilleure répartition des richesses. Un témoignage dur et bouleversant, pour laisser une trace dans la mémoire collective.
À lire
« Cinq mains coupées », de Sophie Divry, éditions Seuil, 14 euros, 121 p.
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Un mot sur le prix Jean-Amila Meckert 2021 que vous venez de recevoir pour « Cinq mains coupées » ?
Sophie Divry – Je suis très contente et touchée d’avoir été choisie par l’association Colères du Présent et le Conseil régional du Pas-de-Calais. Je suis attachée à cette région où j’ai fait mes études de journalisme, à Lille. Le Pas-de-Calais est encore une terre ouvrière. C’est la troisième fois que je suis sélectionnée. D’ordinaire, ce sont plutôt des fictions qui sont primées. Or « Cinq mains coupées » est un recueil de paroles ouvrières : j’y vois la reconnaissance de sa qualité littéraire, de sa cohérence théâtrale et chorale.
Comment est née l’idée de ce livre ?
S. Divry – Au printemps 2019, j’ai constaté que dans l’agenda médiatique, une manifestation de Gilets jaunes chassait l’autre, que l’on passait bien vite sur les violences, sur les mutilations. C’était comme un manque de considération pour les blessés. On ne pouvait pas laisser filer tout cela. Alors j’ai décidé de récolter la parole des personnes dont la main a été arrachée à cause d’une grenade GLI-F4 chargée d’explosifs lancée par les forces de l’ordre (que le gouvernement a par la suite annoncé retirer au profit de la grenade GM2L, jugée tout aussi dangereuse, ndlr).
Le fond et la forme de ce recueil se sont imposés en même temps : ce récit serait une seule et même histoire qui formerait un chœur, celle de Gabriel, Sébastien, Antoine, Frédéric et Ayhan, cinq manifestants mutilés lors d’une manifestation de Gilets jaunes.
La vie de ces cinq manifestants a été brisée. Ils sont diminués, ne peuvent plus travailler. Et doivent apprendre à vivre avec cela.
Les cinq personnes interviewées ont eu la main droite arrachée. De quoi la main est-elle le symbole ?
S. Divry – Dans les manifs, certaines personnes ont perdu un œil à cause d’un tir de flashball. C’est horrible. Mais une main coupée a quelque chose de barbare, de moyenâgeux, d’un autre temps ; comme un châtiment qui relève des pires dictatures ou de pratiques commises dans des pays peu civilisés. Ce démembrement ne peut que choquer. La vie de ces cinq manifestants a été brisée. Ils sont diminués, ne peuvent plus travailler. Et doivent apprendre à vivre avec cela.
Qui sont ces manifestants mutilés dont vous rapportez le témoignage ?
S. Divry – Ce sont des hommes entre 21 et 53 ans, plutôt ruraux. Quatre ouvriers qualifiés et un étudiant. Des travailleurs manuels qui aiment leur métier. Ils sont peu politisés, hormis un militant syndical. Ce sont de parfaits citoyens bien insérés dans la société et installés dans leur vie. De braves gens qui étaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Le drame qu’ils ont vécu aurait pu arriver à n’importe qui. Pour la plupart, c’était leur première manif, qu’ils envisageaient comme une sortie familiale, sans intention agressive. On est bien loin des black blocks !
Leurs revendications sont assez basiques et essentielles (…). La plupart ne se revendique même pas « Gilet jaune »
Pour quelles raisons s’étaient-ils rendus à une manifestation le jour du drame ?
S. Divry – Leurs revendications sont assez basiques et essentielles : la sauvegarde des services publics, la hausse du Smic et du pouvoir d’achat, la justice sociale… La plupart ne se revendique même pas « Gilet jaune » ; il y a juste une convergence des luttes qui les font se joindre au mouvement. L’un qui manifestait pour le climat, a par exemple rejoint plus tard une manif de Gilets jaunes.
Que retenez-vous de ces témoignages ?
S. Divry – Leur capacité à rebondir. Ils sont assez résilients, ils veulent s’en sortir et s’acharnent à regarder devant. Même si la perte de leur autonomie a restreint le champ de leurs possibilités. Ils s’inscrivent en cela dans une longue tradition ouvrière.
Vous vous effacez derrière les témoignages des protagonistes. Pourquoi ce choix ?
S. Divry – Ce sont leurs propos, leurs mots que j’ai rapportés intégralement. C’était fondamental pour moi. Ma démarche, en tant qu’intellectuelle non issue de la classe ouvrière, consiste à faire entendre leurs voix. Avec mon livre, je leur apporte une plus large diffusion. Il y a une tendance chez les intellectuels et les artistes à parler à la place des ouvriers pour faire de la glose. Mon livre, c’est le leur. Je suis fière de l’avoir écrit. Je contribue en cela à restaurer leur dignité. Pour moi, ils représentent chacun l’un des visages des Gilets jaunes. Je leur ai dit à chacun : « vous représentez l’histoire de la France, vous faites partie d’elle ».
Il y avait là une volonté politique manifeste de faire peur, de mutiler pour faire taire les manifestants et casser les résistances.
Que raconte cette violence d’État de notre société, de notre démocratie ?
S. Divry – Les médecins l’ont confirmé : les blessés du mouvement des Gilets jaunes présentent des blessures de guerre ! Je considère qu’on a passé un cap historique en matière de violence pour un pays civilisé en temps de paix. Il y avait là une volonté politique manifeste de faire peur, de mutiler pour faire taire les manifestants et casser les résistances. Celle de monter les Français les uns contre les autres aussi. Le gouvernement ne supporte pas la parole populaire. Les Gilets jaunes sont montrés comme dangereux. Les forces de l’ordre massacrent ceux qu’ils sont censés protéger.
Avez-vous eu des nouvelles depuis la publication de votre livre ? Comment vont-ils ?
S. Divry – Tous ont reçu une prothèse, avec une seule obsession : reprendre le travail. Ils sont également beaucoup occupés avec la paperasserie administrative. L’un a engagé une action en justice. Mais c’est très difficile pour eux, car ils ne se sentent pas reconnus comme victimes d’une répression féroce, arbitraire et disproportionnée. On ne les entend pas. Ils ont un besoin de justice.
La CCAS jury du prix Jean-Amila Meckert
Créé en 2005 par le Conseil régional du Pas-de-Calais et l’association Colères du Présent, le prix Jean-Amila Meckert (écrivain) récompense un livre représentant la littérature d’expression populaire et de critique sociale. Le prix est remis, à son auteur, le 1er mai, lors du salon du livre d’expression populaire et de critique sociale à Arras.
La CCAS est membre du jury dans le cadre de son partenariat avec l’association Colères du Présent. L’ouvrage du lauréat est diffusé dans les bibliothèques de ses villages vacances. En juillet/août 2021, vous pourrez rencontrer Élisa Vix, lauréate 2020 pour « Elle le gibier », en tournée dans les villages de la CCAS.