Écrivain et éditeur, notamment de la romancière Asli Erdoğan, Timour Muhidine donne la parole aux cultures marginales d’Istanbul dans « Yeralti », une anthologie de textes et photographies à paraître. Cet été, il sera dans les centres de vacances de la CCAS avec Yigit Bener, écrivain et traducteur, pour parler littérature et résistance en Turquie.
Bio express.
Spécialiste de la littérature turque contemporaine, Timour Muhidine est maître de conférences en langue et civilisation turques à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et dirige la collection Lettres turques chez Actes Sud. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et édite en français la romancière Asli Erdoğan, emprisonnée par le pouvoir turc en 2016 et toujours en liberté conditionnelle.
La Turquie est-elle un pays dangereux pour les écrivains ?
Le pouvoir s’est durci depuis une dizaine d’années. Mais en Turquie, ce sont les journalistes qui ont dégusté, pas les écrivains. Asli Erdoğan comme d’autres ont d’ailleurs été emprisonnés pour avoir publié dans les journaux [en l’occurrence, dans le journal pro-kurde « Özgür Gündem », ndlr]. Néanmoins la condition pour continuer d’écrire, en tant qu’écrivain, est d’éviter de tenir une parole strictement politique en Turquie. Il est aussi plus dur de résister depuis la tentative de coup d’État de 2016. Mais si la plupart des 80 millions de Turcs ne sont pas heureux, ils ne sont pas non plus en prison.
Y a-t-il une censure du pouvoir sur la littérature ?
Je dis souvent qu’il n’y a pas de censure en Turquie, en tous les cas pas a priori, comme en Iran. Il est en revanche très facile de surveiller les réseaux sociaux. Cinq mille personnes ont ainsi été inquiétées et harcelées par le pouvoir pour avoir criti-qué la guerre à Afrin, en Syrie. Mais en se remettant à faire des fanzines ou en se retrouvant dans des cafés, sans téléphone, on peut faire un sacré dégât ! Je pense que l’avenir de la résistance est hors ligne, dans l’underground.
A g. : musée de l’Innocence, 2016. À dr. : Musée militaire, 2015. ©Philippe Dupuich (extrait de « Yeralti », à paraître).
Quel est l’impact de la situation politique sur l’édition ?
Le marché s’est vite emparé de certains auteurs et de l’expérience douloureuse de leur emprisonnement. Sous-entendu, le livre va se vendre puisque l’écrivain est ou a été en taule ! C’est le cas avec Asli Erdoğan, qui porte désormais la croix d’être une sorte d’icône. Cette récupération, bien que logique, est assez insupportable. Et par là on oublie aussi qu’il existe aussi une réelle littérature de résistance, des voix d’opprimés et d’exclus, des auteurs socialement marginaux et antisystème, des poètes d’avant-garde, des voix kurdes ou arméniennes.
C’est justement l’objet de « Yeralti », anthologie de textes et photographies que vous publierez à l’automne 2019.
Oui, avec les textes d’une quarantaine d’écrivain·es, poètes et auteur·es, et des photographies de Philippe Dupuich. À l’origine, c’est une littérature diffusée de manière souterraine dans les fanzines, sur les blogs et dans les petites librairies. Avant les années 1980 et l’arrivée du libéralisme en Turquie, il y avait déjà toute une bohème littéraire, ancêtre de l’underground, et une « littérature de prison », mais qui ne donnait pas dans l’innovation esthétique. L’underground turc produit justement un mélange « à la turque » – c’est-à-dire un peu bricolé – irrigué par l’Europe et les États-Unis, y compris sur le plan esthétique : ce sont des propositions visuelles, avec beaucoup de collages et de montages. Ce n’est pas une parole purement politique, mais esthétique et très visuelle, faite de montages, de collages et de dessins, et de formules satiriques, parfois violentes. Mais qui reflète et dénonce la violence de la société turque, ses frustrations aussi. C’est de la résistance permanente d’un certain type de société urbaine contre le mode de vie conformiste de la Turquie. Tout l’inverse de l’écrivain issu de la bourgeoisie moyenne éduquée et qui n’a pas grand-chose à revendiquer.
« […] Ne pas tolérer.
Ne pas se résigner.
Ne pas accepter.
Et, « lyncher », ce mot aphrodisiaque
qui semble encore innocent à des millions de gens
même s’il appartient à un article immuable de la Constitution. »
Küçük Iskender, « Grand poème du Moyen-orient », extrait de « Yeralti », à paraître
La jeunesse est-elle particulièrement en résistance ?
Nous sommes dans un état d’esprit « pré-Mai 1968 ». La jeunesse est révoltée contre tout un système d’obéissance, à l’État, à l’école, à la famille. Quand en 2013, place Taksim, au cœur d’Istanbul, les Turcs jettent des pavés sur la police, le message est aussi « on veut vivre autrement ». C’est plus large qu’une opposition au pouvoir. Les gens ont certes peur de la répression, mais on sent qu’il ne faudrait pas grand-chose pour l’insurrection.
Est-ce lié à l’urbanité ?
Dans les petites villes, les gens sont plus adossés à l’autorité – l’armée, la police, l’État. En ville, avec les moyens de transport, la diversité et les flux d’informations, tout est possible, que ce soit à Istanbul, à Ankara ou à Izmir. Mais on doit accepter – et les élections du 24 juin l’ont bien confirmé – qu’il y a deux Turquie, et deux jeu-nesses. Ceux qui doivent bosser à 14 ans, qui vont à la mosquée avec les anciens du quartier, ne se comporteront pas de la même manière que la jeunesse éduquée, diverse, qui aspire à la liberté, et qui voyage en Europe et aux États-Unis.
À l’Inalco, où vous enseignez, les conflits se rejouent-ils entre les étudiant·es ?
Je suis directeur du département Eurasie, où Turcs, Kurdes et Arméniens se cô-toient. À propos des Arméniens, nous avons « fait la paix » si l’on peut dire, car plu-sieurs professeurs n’hésitent pas à prononcer le mot « génocide » ni à évoquer le dé-sastre des années de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui la révolte, notam-ment des écrivains turcs, concerne surtout les exactions inacceptables commises contre les Kurdes.
Une autre question concerne nos jeunes étudiants. Qui va « mettre la main » sur ces jeunes ? Il faut savoir que la diaspora turque est plutôt conservatrice et traditionnelle, et qu’un certain nombre de familles craignent l’influence des Français sur leur progé-niture. Dans cette sorte de guerre de tranchées, on peut sentir la tension. Du côté des enseignants, on ne critique pas ouvertement et on ne donne pas de conseils, ni concernant la famille et les parents, ni concernant le pouvoir turc. Mais on se donne pour mission de leur fournir des clés – littéraires, culturelles, historiques – pour s’émanciper.
Pour aller plus loin
« Yeralti / Underground Istanbul, une anthologie »
Dirigée par Emmanuelle Collas et Timour Muhidine, photographies de Philippe Dupuich, à paraître aux éditions Emmanuelle Collas, automne 2019.
Avec des textes inédits de Hakan Günday (romancier), Altay Öktem (essayiste), Küçük Iskender (poète), Sibel Torunoğlu (romancière), Hüseyin Avni Dede (poète)…
À lire dans toutes les bibliothèques des centres de vacances de la CCAS.