La mise à l’arrêt de la centrale alsacienne construite en 1977 a bouleversé la vie de plus de 700 agents. Un an plus tard, nous sommes allés recueillir le témoignage de quatre d’entre eux, ainsi que celui d’une ancienne salariée du restaurant méridien. En réalité, c’est toute une région qui s’interroge sur son avenir, nous a confié le maire de Fessenheim, village orphelin du nucléaire.
Texte : Samy Archimède.
Son : Sophie Chyrek.
Photos : Elise Rebiffé, Eric Dexheimer.
« C’était notre outil de travail »
« NON à la fermeture de Fessenheim ! « À l’entrée de la centrale, la banderole floquée du logo du CCE d’EDF SA n’a pas bougé depuis les dernières grèves de 2018. La lutte pour le maintien de l’activité nucléaire en Alsace n’est pourtant plus d’actualité. Mais un an après l’arrêt des deux réacteurs du CNPE (Centre nucléaire de production d’électricité) inauguré en 1977, l’amertume et la colère sont toujours palpables chez les agents concernés.
C’est dans la nuit du 21 au 22 février 2020 que le premier réacteur s’est arrêté. Damien Nimetz était à la conduite, en salle des commandes. « Ça a été un crève-cœur pour beaucoup d’entre nous. Cette centrale, c’est un peu comme une deuxième famille. C’était notre outil de travail et on nous l’a enlevé. »
À 33 ans, cet opérateur chargé de consignation, par ailleurs administrateur de la CMCAS Mulhouse, voit ses collègues quitter la centrale les uns après les autres. Lui-même devra partir d’ici 2023. Mais où ?
« Nous avons vécu la dernière nuit avant la mise à l’arrêt »
91 % des effectifs en moins d’ici à 2025
Sur les 737 agents que comptait la centrale début 2018, il n’en reste plus que 448 aujourd’hui, selon la Direction de la communication du site. Une fois la période de prédémantèlement (2020-2025) achevée, ils ne seront plus que 65. Soit moins de 9 % des effectifs. Entre 2020 et 2021, pas moins de 187 agents ont quitté le CNPE de Fessenheim.
La plupart ont été mutés dans d’autres centrales françaises. Certains ont rejoint Enedis ou d’autres entreprises de la branche. Quelques-uns ont pris leur retraite ou ont démissionné. À ce jour, 139 agents seraient toujours en quête d’un nouveau poste.
Ce sont les agents en milieu de carrière, installés depuis longtemps dans la région qui subissent le plus la décision prise en 2012 par François Hollande (et confirmée en 2017 par Emmanuel Macron) de fermer la centrale. Quant aux salariés sous-traitants, ils seraient passés de 310 à 285 en deux ans, précise la Direction qui a créé en 2018 une cellule d’accompagnement pour les prestataires.
Comment se reconvertir quand on a fait toute sa carrière dans le nucléaire ? Comment se résoudre à quitter l’Alsace quand on y a toujours vécu ?
Benoît Schrameck a été l’un des premiers à quitter Fessenheim. Avec son épouse et ses trois enfants, il a fait ses valises durant l’été 2019 pour rejoindre la centrale de Golfech (Tarn-et-Garonne), à plus de 900 kilomètres de Strasbourg, sa ville natale. Très loin de sa famille et de ses amis. Un choix difficile après quinze ans passés à Fessenheim. Le prix à payer, selon lui, pour conserver son poste et une perspective d’évolution professionnelle.
J’ai toujours Fessenheim dans un coin de la tête. Je ne peux pas l’oublier comme ça.
Il a tout de même gardé le contact avec ses anciens camarades. Notamment avec son ex-collègue de quart et ami Damien Nimetz, resté en Alsace.
Quand les réacteurs ont été arrêtés, il n’a pas pu s’empêcher d’appeler ses camarades qui étaient en salle de commande. « Cette centrale avait d’excellents résultats de sûreté. La fermer, c’est un gâchis« , assène-t-il. Un sentiment d’amertume et de frustration largement partagé au sein du personnel.
Deux ans après sa mutation à Golfech, Benoît Schrameck essaie de prendre ses marques. Même s’il ne connaît personne dans la région et même et si « l’ambiance familiale de Fessenheim » lui manque. Il vient de trouver une maison à Valence d’Agen, près de son nouveau lieu de travail. Et ses enfants entameront en septembre leur troisième année scolaire dans le Tarn-et-Garonne. Son épouse en revanche n’a pas encore retrouvé d’emploi. « Je ne peux pas dire aujourd’hui si le choix de venir à Golfech est le bon« , insiste l’Alsacien.
Une relation affective à la centrale
À Fessenheim, rares sont les agents qui ont envie de parler aux journalistes. Ils veulent tourner la page. Difficile d’accepter qu’une décision politique jette aux oubliettes cinquante ans d’histoire industrielle et humaine. La construction de la centrale a en effet commencé dès le début des années 1970 et s’est achevée en 1977.
Pour eux, fermer la centrale, c’est comme si on tuait un de leurs proches.
De par leur métier, certains agents ont développé une véritable relation affective avec la machine. C’est le cas des rondiers qui ont passé leur vie à assurer la sûreté des installations, de jour comme de nuit.
« Ce sont les plus touchés par la fermeture de la centrale, estime un syndicaliste arrivé au CNPE il y a bientôt trente ans. Ils sont souvent seuls avec la machine, à des heures où tout le monde est en train de dormir depuis bien longtemps. Pour eux, fermer la centrale, c’est comme si on tuait un de leurs proches. »
Côté cadres, le rapport à la machine est différent, mais le virage à prendre aujourd’hui n’en est pas moins brutal : des chimistes deviennent chargés de contrat de travail, des spécialistes en radioprotection se réorientent dans la distribution…
Travailler… pour ne plus produire
Dans une centrale à l’arrêt, il y a encore beaucoup de travail à effectuer, contrairement à ce que l’on pourrait penser. La phase de pré-démantèlement qui doit prendre fin en 2025 implique notamment de nombreuses opérations de décontamination. Et d’évacuation de certaines pièces comme les barres d’uranium ou le rotor du réacteur et ses 173 tonnes.
L’évacuation, c’est la nouvelle activité de Marc Schwoehrer jusqu’en 2023, date à laquelle tout le combustible doit avoir été transporté à La Hague pour être retraité. Préparer le démantèlement d’une installation nucléaire est une occupation bien étrange pour qui a travaillé pendant vingt ans pour fournir de l’électricité à ses concitoyens.
« Dans la salle des machines, le silence est incroyable »
Comme son collègue Marc, Stéphane Bronner s’interroge sur le sens de sa nouvelle vie professionnelle. Comme lui, cependant, il s’estime chanceux, puisqu’il va pouvoir rester à Fessenheim. Mais pour ne pas bouleverser l’équilibre familial, Stéphane accepte un poste qui consistera à se déplacer toute la semaine dans d’autres centrales en France. Un choix mûrement réfléchi avec son épouse, professeure des écoles, et leurs quatre enfants.
« Tout reprendre à zéro après 40 ans… »
Si Marc et Stéphane ont accepté de témoigner, c’est peut-être parce que, malgré les difficultés et les doutes, leur vie familiale et professionnelle a résisté au séisme de l’arrêt des réacteurs. Ce n’est pas le cas de tout le monde, loin de là.
La fin de la production nucléaire à Fessenheim a généré beaucoup de stress et d’incertitudes pour des centaines de familles. Il a stoppé net des trajectoires professionnelles et des projets de vie. Et parfois provoqué des ruptures dans les couples. Il faudra du temps pour que les blessures cicatrisent et que toutes ces vies chamboulées se reconstruisent.
Les salariés des Activités Sociales également touchés
2000 bénéficiaires vont quitter le département ou la région et sortir des effectifs de la CMCAS. Parmi les départs, beaucoup de jeunes adultes et d’enfants. L’impact le plus immédiat concerne le restaurant CCAS du CNPE. Le nombre de repas servi a fortement chuté, entraînant le départ de plusieurs commis de cuisine.
Parmi eux, Aline Ledoux. Après quinze ans comme commis de cuisine à la centrale, elle a été embauchée comme technicienne conseil promotion à la CMCAS Mulhouse.
« Après 15 ans en cuisine, le changement de rythme a été compliqué »
Président de la CMCAS Mulhouse, située à une trentaine de kilomètres de Fessenheim, Frédéric Guth constate l’impact de la fermeture de la centrale sur ses bénéficiaires : « il y a eu beaucoup de divorces et beaucoup de démissions. Certains ont obtenu des aides financières pour créer leur entreprise.«
2000 agents, leur conjoint et leurs enfants vont quitter la CMCAS sur un total de 6 900.
Une étude du cabinet Syndex pour le CCE d’EDF indique que 41 % des salariés de la centrale sont nés en Alsace et que la moitié d’entre eux est propriétaire d’un logement dans la région.