Pour Sylvestre Huet, journaliste scientifique et coauteur du livre « Fessenheim, visible/invisible », les sujets à caractère technique et scientifique comme l’énergie nucléaire connaissent un déficit démocratique. Il prône un débat serein, sans « propagande ni publicité ».
« Fessenheim, visible/invisible » est d’abord né grâce au travail d’Éric Dexheimer. Le photographe a passé plusieurs mois au sein de la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin), au côté des travailleurs. Les clichés ont été immortalisés dans un livre, paru aux éditions Loco, accompagnés d’un texte de Sylvestre Huet, journaliste spécialisé dans les sciences et nouvelles technologies.
Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans le domaine des sciences ?
Je suis très intéressé par l’impact de la technologie et des sciences sur nos sociétés. Le domaine des sciences de la nature affiche un progrès constant depuis Galilée. Ce n’est pas le cas de toutes les activités humaines : l’économie ou les périodes de guerre le prouvent. D’une certaine manière, la science peut rendre optimiste sur le futur de l’humanité.
Comment ce livre est-il né ?
Il n’y a pas de connexion entre le travail du photographe et mon texte. Les photos répondent à une démarche artistique, initiée par les Activités Sociales. Une fois que le travail d’Éric Dexheimer a été exposé, un éditeur a été contacté et intéressé par un projet de livre. Mais il voulait aussi un texte. Cette déconnexion entre mon travail et celui du photographe explique la maquette du livre. On découvre le texte entre les images.
« Il existe un paradoxe sur le nucléaire. Les inconvénients sont aussi grands que les avantages. »
Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
« Visible/invisible » est d’abord une réflexion sur l’image. Sur ce qu’elle peut apporter à la connaissance d’un objet complexe, tel qu’une centrale nucléaire. Les photographies ne montrent que l’apparence des choses, elles ne peuvent pas fournir d’informations sur l’invisible, comme un rayonnement ionisant ou le degré de sûreté d’un système de commande d’une installation industrielle.
En quoi cette vision est-elle liée à l’état du débat sur le nucléaire en France ?
Le nucléaire est un sujet très clivant. Il conduit souvent à un affrontement politique où s’expriment des positions de principe brutales, rarement nuancées. Dans ce livre, j’ai essayé de faire un travail de journaliste qui pose des bases pour un débat ouvert sur les avantages et inconvénients de cette technologie.
Pouvez-vous faire une synthèse de ces avantages et inconvénients ?
Il existe un paradoxe sur le nucléaire. Les inconvénients sont aussi grands que les avantages. C’est une source d’énergie puissante et très intéressante du point de vue écologique. Elle ne rejette pas de gaz à effet de serre et produit beaucoup d’électricité en mobilisant très peu de matière première et d’espaces naturels. D’un autre côté, ces avantages sont totalement annihilés quand un accident nucléaire entraîne une diffusion massive de radioactivité. La question des déchets nucléaires est également problématique.
Pourquoi alors une telle difficulté pour avoir un débat sérieux ?
Certains sujets complexes nécessitent des connaissances techniques minimales pour permettre une réflexion sérieuse. Par exemple, le nucléaire ou les technologies relatives à l’information et à la communication. La plupart des gens ignorent les bases de ces technologies. Mon objectif, lorsque j’écris sur ce genre de sujet, est de pouvoir rendre service à tous les citoyens qui souhaitent s’informer sur ces thèmes ardus.
« La confiance des Français est indexée sur la confiance qu’ils ont envers les gouvernements eux-mêmes ».
Vous écrivez que l’Autorité de sûreté nucléaire française est l’une des plus strictes au monde, pourquoi ?
L’Autorité de sûreté nucléaire est probablement dotée des pouvoirs les plus étendus. Quand on regarde de près son action, on voit bien que les travaux qu’elle demande sont plus importants et plus coûteux que dans d’autres pays comparables.
Comment alors expliquer la méfiance des Français à son égard ?
Ces institutions techniques sont instituées par le gouvernement. La confiance des Français est indexée sur la confiance qu’ils ont envers les gouvernements eux-mêmes. Il y a une grande méfiance aujourd’hui envers la classe politique. C’est donc logique que la population se méfie des institutions mises en place par ces gouvernants.
Vous écrivez : « La plupart des acteurs ne recherchent souvent que propagande et publicité. » Pouvez-vous l’expliquer ?
La décision d’utiliser l’énergie nucléaire est prise par les responsables politiques dans la durée : ils n’espèrent pas gagner de voix sur ce sujet. Du coup, les partisans de cette solution en parlent très peu, car ils n’ont pas l’habitude d’argumenter en faveur de leur propre décision. D’ailleurs, ils ne connaissent pas bien le sujet ! Ils ont donc laissé le soin à une entreprise, à l’origine publique, d’expliquer [le choix du nucléaire] aux Français. Mais, problème : dans ce cas, ont été utilisées les techniques classiques de la publicité.
À l’inverse, les personnalités du milieu politique hostiles au nucléaire se sont contentées de répondre à cette publicité par de la propagande. Elles ont privilégié une argumentation visant à emporter la conviction [des Français] sur la base de l’ignorance de ces problématiques. Pourtant, les personnes hostiles au nucléaire disposent d’arguments respectables. En général, même la presse publie des informations de manière peu scrupuleuse sur le sujet.
« Les sujets à caractère technique et scientifique connaissent un déficit démocratique énorme. Plus on aura de technologies, plus le déficit démocratique sera important. »
Comment remédier à l’ignorance sur ces sujets ?
Il faut travailler tous les jours pour améliorer l’état de la culture scientifique et technique de la population. Mais on ne peut pas transférer le savoir tel qu’il est produit par les spécialistes, les connaissances brutes. La discussion démocratique doit se fonder sur une « expertise » du savoir scientifique. Nous devons donc construire cette expertise, car la décision démocratique doit être prise sur des bases plus transparentes et mieux informées.
Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Les sujets à caractère technique et scientifique connaissent un déficit démocratique énorme. Cela n’est pas propre au nucléaire ou à la France. Plus on aura de technologies, plus le déficit démocratique sera important. Je ne crois pas qu’il pourra être comblé rapidement. Nos structures sont totalement obsolètes. Un exemple : on est capable de voter des lois décisives sur des sujets techniques importants, comme la gestion des déchets ou le risque nucléaire, dans des séances où seulement une vingtaine de députés sont présents. La majorité des parlementaires est incapable d’expliquer aux citoyens le contenu des lois qu’ils ont voté pour la mise en place du système de contrôle et de surveillance du risque nucléaire. La transformation du système politique est à opérer à tous les niveaux (étatique, local et européen) pour que l’expertise sur les technologies et leur usage soit au cœur des discussions entre les partis, les citoyens et leurs associations.
Projet commun de la CCAS et de la CMCAS de Mulhouse, l’ouvrage « Fessenheim, visible/invisible » est le fruit d’une résidence artistique d’Éric Dexheimer dans la centrale de mai à juillet 2015. Une exposition de ses photographies a été présentée l’été dernier à la Maison des énergies EDF, à Fessenheim.
Ce livre fait partie de la dotation lecture CCAS : retrouvez-le dans les bibliothèques de vos unités de travail et dans vos centres de vacances ! « Fessenheim, Visible/Invisible », d’Éric Dexheimer et Sylvestre Huet, Loco, 2017, 176 p., 25 €. |