En quête de ressources, les acteurs du monde de la culture se tournent de plus en plus vers un mode de financement alternatif, participatif et 100% digital: le crowdfunding ou « financement par la foule », qui vient bouleverser les équilibres traditionnels. Outil de démocratisation ou mort programmée des politiques culturelles ?
Un soir de 1958, le réalisateur John Cassavetes devint l’auteur du premier film crowdfundé, c’est-à-dire, littéralement, « financé par la foule ». « Si les gens veulent vraiment voir un film qui traite des gens, alors ils n’ont qu’à contribuer » : le lendemain de cet appel passé sur une radio new-yorkaise pour son film Shadows, Cassavetes recevait 2 000 dollars cash des auditeurs, et tournait la même année.
L’histoire de « Shadows » s’est presque naturellement inscrite dans les mémoires numériques contemporaines, à cela près que Cassavetes y devient plus percutant, plus marketing. « Financez un film qui vous ressemble ! » aurait-il lancé selon KissKissBankBank, l’une des principales plateformes de financement participatif européennes, incitant les internautes à suivre son modèle : « Vous vivrez de l’intérieur (…) la mutation des relations entre les créateurs et leur environnement, et la consécration d’un acteur qui prend sa place dans ce nouvel équilibre : VOUS. » Vaste programme !
Tous producteurs ?
Le crowdfunding, outil de démocratisation culturelle accessible en quelques clics ? En pleine croissance, ce nouveau secteur économique permet aux citoyens de définir les projets culturels, mais aussi associatifs et entrepreneuriaux qu’ils souhaitent rendre possibles, via des plateformes de collecte d’argent en ligne. Le principe : un volume massif de contributeurs, proposant souvent de faibles montants, pour financer une oeuvre hors des circuits traditionnels. Le mécénat culturel n’est pas une pratique nouvelle. Avant « Shadows », les romans de Jane Austen (XVIIe siècle) ou Mark Twain (XIXe siècle) furent en partie édités grâce à des souscriptions d’amateurs, tout comme le film « La Marseillaise » de Jean Renoir (1938). La nouveauté réside plutôt dans la spécialisation de nouveaux acteurs économiques 100 % digitaux dans ce mode de financement alternatif. En plus d’organiser la collecte, la plupart des plateformes de crowdfunding culturelles évaluent et accompagnent l’artiste dans sa campagne promotionnelle, et se rémunèrent sur une base de 5 à 10 % des échanges financiers. Une économie autrement plus structurée qu’une bouteille à la mer lancée sur les ondes (voir infographie).
Comment lancer une campagne de crowdfunding ?
Le pionnier du genre est français : en 2007, le label musical MyMajorCompany propose aux internautes de financer l’album de leur choix, en échange d’une rémunération sur les ventes. On est loin d’une cagnotte solidaire : pour « l’internaute-producteur » découvreur de talents, mieux vaut parier sur les artistes susceptibles de rapporter. Malaise dans l’économie participative ? C’est plutôt la valorisation d’un nouvel acteur économique : un « usager-producteur » ou « consommateur participatif dont l’expertise permet le financement de ce qu’il consomme », analysent les trois auteurs de l’essai « La Culture par les foules ? ».
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Artiste cherche communauté
Depuis 2010, une nouvelle génération de plateformes a préféré au modèle de l’investissement un système de « don/contre-don ». Chez le géant américain Kickstarter comme chez Ulule, leader européen, les dons ouvrent droit à des contreparties en nature, en fonction du montant : nom au générique, invitation VIP au concert… Une manière de fonder une « communauté » autour du projet.
Une forme aussi de « marketing expérientiel » (qui intègre le consommateur à une aventure personnalisée offerte par la marque), faisant du travail promotionnel l’objet d’une mise en scène, assumée par le « porteur de projet », devenu entrepreneur de sa création. Le succès ou l’échec de sa campagne de crowdfunding repose ainsi sur sa capacité à séduire le grand public, plus sensible au buzz que les professionnels du soutien à la création. En attendant, le compteur tourne : chaque projet affiche une jauge à remplir en un temps donné, en concurrence permanente avec des milliers d’autres. Pour exister, il faut donc très vite savoir trouver son public. Au risque de rejoindre le cimetière des projets avortés.
Médiateur ou intermédiaire ?
Pour beaucoup d’acteurs culturels, le crowdfunding pallie la baisse des subventions publiques, et contourne l’hégémonie des industries culturelles. Il leur permet aussi de revendiquer une certaine indépendance créative par rapport à ces intermédiaires traditionnels, et une meilleure autonomie financière. Mais quid du statut des plateformes de crowdfunding, nouveaux intermédiaires entre le public et les expressions artistiques, les patrimoines et les objets culturels ? Quel type de lien social tisse ce marché exclusivement numérique, qui met en relation des « porteurs de projets » culturels et des « communautés » de fans ? Derrière le mirage d’une démocratisation culturelle 2.0, c’est l’avenir de la médiation culturelle qui est en question.
Crowdsourcing : la foule aux oeufs d’or ?
Mettre à disposition ses compétences créatives gratuitement via Internet, en vue d’être éventuellement rémunéré : c’est l’objet du crowdsourcing, ou production participative. Voisine du crowdfunding, cette pratique peut être contributive et d’intérêt général (comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia), ou marchande : en ce cas, les travailleurs-contributeurs soumettent leur création au commanditaire, qui en sélectionne et rémunère une seule, parfois après un vote populaire en ligne. Autrement dit : c’est un concours dans lequel l’entreprise externalise une fonction préalablement assumée par des salariés ou prestataires.La pratique touche particulièrement les arts visuels et la communication.
Cette forme d’externalisation ouverte ou de « travail spéculatif » est d’ailleurs dénoncée par les travailleurs créatifs. L’association Métiers-graphiques.fr vient de publier un manifeste en ligne « pour de meilleures pratiques dans les métiers de la communication », dénonçant l’ensemble des pratiques de non-rémunération et de paupérisation des travailleurs culturels du secteur. En 2014, l’association lançait le site et le hashtag #travailgratuit, toujours actif, et incitait le gouvernement à réguler ces pratiques.