Le bricoleur du dimanche est-il un créateur ? Oui, insiste le philosophe et anthropologue François Flahault. C’est que la sacralisation contemporaine de l’art invisibilise tout un pan de la création, celle qui est ordinaire et sans prétention.
Bio express
Philosophe et anthropologue, François Flahault est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur les arts et le langage. Membre du projet « Culture du loisir, art et esthétique » et auteur de l’ouvrage « Le sentiment d’exister ».
Qu’est-ce qu’une personne créative ?
François Flahault – En premier lieu, il me semble important de déconstruire l’image d’Épinal qu’on a du créateur : celle de l’homme solitaire, qui fourmille d’idées, seul, dans son coin. Car avoir l’esprit inventif, c’est avant tout avoir l’esprit curieux. Et quand on est curieux, on s’enquiert forcément de ce que font les autres personnes et de comment elles le font.
Dès lors, on se documente, on apprend, on échange : on fait donc appel à l’intelligence collective. Cette intelligence collective est la clé de la créativité, à tous les niveaux. Même un homme aussi brillant que Darwin, qui a littéralement changé la biologie, ne tirait pas la couverture à lui : il jouait le jeu de la communauté scientifique, il a tenu compte des autres, des travaux qui l’ont précédé, il a beaucoup échangé avec les savants de son époque.
Avons-nous tous besoin de fabriquer des choses de nos mains ?
François Flahault – Le fait de créer et de réaliser un produit permet à l’individu de renforcer son sentiment d’exister, puisqu’il manifeste ainsi ses capacités et sa valeur à ses propres yeux comme à ceux de ses proches. Or, le désir de reconnaissance n’est que l’une des manifestations du désir d’exister. Il explique en partie cet attrait chez l’humain pour la minutie. Un goût du détail dans la création qui par ailleurs existait déjà chez les hommes préhistoriques. Car même s’ils nous apparaissent rustiques, les hommes préhistoriques étaient, de ce point de vue-là, très raffinés.
Avec un outillage rudimentaire en comparaison de celui dont nous disposons aujourd’hui, ils taillaient des pièces magnifiques. Et ce qui est frappant, c’est que dans la conception – des haches aux pointes de flèches –, ils allaient au-delà de ce qui était nécessaire pour la fonctionnalité de l’objet. Faire les haches de pierre entièrement et soigneusement polies, ce n’était pas indispensable, mais ils le faisaient parce que le fait de les réussir leur offrait une grande satisfaction.
Quelle place pour la création artistique dans le monde contemporain ?
François Flahault – Elle est mise sur un piédestal. Dans les siècles passés, en Occident, on glorifiait la sainteté. Aujourd’hui, c’est l’artiste qui a pris le relais du saint : on l’admire, on le vénère. Ce sentiment est parfois orchestré, amplifié par le marché et les médias, qui participent à cette promotion de l’art contemporain comme une nouvelle forme de sacré.
Faut-il désacraliser l’activité créatrice ?
François Flahault – Oui, car cette sacralisation invisibilise tout un pan de la création, celle qui est ordinaire, qui est sans prétention. De ce fait, il y a des gens qui ne se prétendent pas créatifs, mais qui pourtant le sont. À commencer par ces milliers, voire millions, de personnes qui bricolent (et j’en fais partie). Le bricolage est une activité polyvalente, complète, intellectuelle, qui demande une réelle capacité de réflexion et d’invention.
Le travail manuel, ça se pense, ça se planifie. Construire, arranger, ordonner, tout cela nécessite d’avoir plusieurs qualités : il faut une connaissance des matériaux, une maîtrise de l’outillage, une certaine curiosité. Et la bonne gestion de ces éléments permet à des bricoleurs d’être plus astucieux que d’autres, donc plus créatifs : cela se mesure souvent à la capacité du bricoleur à tirer parti des contraintes, notamment celles d’ordre matériel.
Comment apprécier la valeur d’un objet ?
François Flahault – Pour ce qui est de la création de tous les jours, ce sont les proches du concepteur qui jugent de la qualité. Pour la création d’un professionnel, celle d’un architecte par exemple, les clients font office de juges. Dans les deux cas, la réalisation répond la plupart du temps à une demande. L’appréciation de sa qualité ne repose pas seulement sur des attentes subjectives, elle répond aussi à des critères professionnels et à un cahier des charges. Pour la création dite artistique, il y a des instances, définies par des règles symboliques et des procédures spécifiques, qui légitiment la valeur de l’objet.
Mais la mode compte aussi beaucoup. Les logiques marchandes sont influencées par l’air du temps et par la place prépondérante que prend le discours dans celles-ci : un artiste, aujourd’hui, c’est quelqu’un qui fait, qui sait parler de ce qu’il fait et qui sait en faire parler. Les choses ont énormément changé depuis la fin du XIXe siècle où les peintres – impressionnistes et postimpressionistes – se fichaient éperdument du discours. Édouard Manet, Cézanne, Gauguin… menaient une existence plus marginale
Le travail des mains apaise le cerveau
Tous ceux qui sculptent, dessinent, jardinent, bricolent, jouent d’un instrument de musique l’éprouvent : les activités manuelles induisent bien-être et détente. Connecter nos mains à notre cerveau renforce et développe des connexions neuronales, facilitant la plasticité de notre matière grise. Nos mains sont faites pour transformer la matière depuis la nuit des temps et cela génère une satisfaction. Les efforts cognitifs de concentration que nous fournissons sont souvent si intenses que nous nous déconnectons quelques instants de la réalité.
Un état « d’existence momentanément suspendue », décrit par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi, qui a recueilli les témoignages d’artistes. « Tout simplement parce que le système nerveux ne peut pas gérer trop d’informations en même temps. » Dans cet état de flow décrit par le psychologue hongrois, « le monde s’arrête et nous sommes les seuls à exister ». Cette déconnexion produit l’apaisement.
À voir ci-dessous (en version originale sous-titrée en français).