En 2050, quatre francophones sur cinq vivront en Afrique. Dans ce continent que les puissances européennes se sont partagé à la fin du XIXe siècle, défendre le français ne se fait pas sans arrière-pensées… Un thème abordé cet été dans les centres de vacances, dans le cadre des rencontres-débats des Act’Éthiques.
« Le français n’est pas une langue qui écrase les autres. C’est un espace de compréhension commune. Sans hégémonie. Dans le respect mutuel. » Le 11 octobre 2018, au 17e Sommet de la francophonie, Emmanuel Macron développait, devant une quarantaine de chefs d’État, sa vision du rôle de la langue française dans le monde. En pesant ses mots avec précaution. C’était son troisième discours en moins d’un an sur cette question. Pourquoi notre président de la République s’y intéresse-t-il donc autant ?
Créée en 1970 (sous un autre nom), l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) est la seule institution internationale fondée sur une langue. Elle rassemble tous les pays qui ont en commun le français et a pour principaux objectifs de « promouvoir la langue française, la diversité culturelle et linguistique, la paix, la démocratie et les droits de l’Homme ». Un demi-siècle après la création de son organe de promotion, le français affiche une belle santé. Avec 300 millions de locuteurs, c’est la cinquième langue la plus parlée dans le monde après le chinois, l’anglais, l’espagnol et l’arabe, observent les auteurs de « la Langue française dans le monde », ouvrage de référence en la matière.
Et ce nombre de locuteurs ne cesse d’augmenter : + 2 % par an depuis 2002. C’est en Afrique que la progression est la plus forte. Le continent noir héberge déjà près de 60 % des francophones de la planète. Et peut-être 80 % d’ici à 2050, si les prévisions démographiques se confirment. Mais Emmanuel Macron a encore plus d’ambition. Il veut faire monter la langue du baron de Coubertin sur le podium des idiomes les plus parlés au monde.
Car, au milieu du discours amical délivré l’an dernier devant les membres de l’OIF, se dessinait un projet plus musclé. Notre chef d’État veut faire de la Francophonie « une force dans la mondialisation ». Et « il faut utiliser tous les outils pour cela ». Il s’agit de faire du français « une langue encore plus forte, une langue du commerce, des affaires, de la diplomatie ». Les hommes et les discours changent, mais les rêves de puissance se transmettent à travers les siècles.
Dans les années 1880, un certain Onésime Reclus, géographe, invente le terme « francophonie ». La langue apparaît comme un moyen pour la France de récupérer sur le terrain culturel ce qu’elle a perdu sur le terrain militaire. Auteur de livres glorifiant la colonisation, Reclus partage avec son contemporain Jules Ferry, inventeur de l’école obligatoire, une foi dans la supériorité du français et dans la vocation civilisatrice de la France. Ferry représente d’ailleurs la France lors de la conférence de Berlin en 1884-1885 qui se conclut par le partage de l’Afrique entre les grandes puissances coloniales européennes.
« Affairisme, mercantilisme et militarisme »
La Francophonie ne serait-elle que la façade folklorique d’un dessein hégémonique inchangé ? C’est ce que pensent certains intellectuels africains. Parmi eux le philosophe camerounais Achille Mbembe et l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou. En juin 2018, ils signaient un texte virulent dans la revue « le Crieur ». La Francophonie, écrivent-ils, n’est autre que « l’une des nombreuses survivances du colonialisme français » et « un instrument au service de la politique étrangère de la France – un mélange d’affairisme, de mercantilisme et de militarisme ». Dans la même revue, la politologue Françoise Vergès fustige « le double langage d’un État qui, sous le doux commerce de la langue et de la culture, n’a pas renoncé aux attributs de la puissance sur le sol africain ». Et d’ajouter : « Que serait la France sans son accès privilégié à l’uranium nigérien ? »
L’Élysée a sans doute vu les chiffres inquiétants de la Coface, la société qui a pour mission de soutenir les entreprises françaises à l’export : les parts de marché de l’Hexagone en Afrique subsaharienne ont fondu comme neige au soleil (- 60 %) entre 2001 et 2018 face à la concurrence chinoise, allemande ou espagnole.
Nos multinationales ne sont pas hors jeu pour autant. Avec près de 3 milliards de chiffre d’affaires en Afrique, Bolloré, leader des transports et de la logistique sur le continent, gère pas moins de 16 concessions portuaires et 3 lignes de chemin de fer. En 2017, il a piloté la logistique pour la construction du village des athlètes lors des Jeux de la Francophonie, à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Ballotté dans le tourbillon de la mondialisation, le français des affaires, défendu par l’Élysée, n’a pas dit son dernier mot.
L’anglais, notre meilleur ennemi
2,5 milliards de personnes vivent dans un pays où l’anglais a le statut de langue officielle, contre moins de 400 millions pour le français. Si l’on s’en tient aux chiffres, il n’y a pas match. L’anglais est la deuxième langue la plus parlée au monde. Le français, seulement la cinquième. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Après la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, le français a régné outre-Manche pendant plus de trois siècles. Et son influence y est toujours palpable : la moitié du vocabulaire anglais a été emprunté au français. Au milieu du XVIIIe siècle, notre langue bénéficiait encore d’un prestige inégalé en Europe. Mais, en 1763, « la France cédait à l’Angleterre le Canada, la vallée de l’Ohio, la rive gauche du Mississippi et la plus grande partie des Antilles », note Claude Hagège dans « le Souffle de la langue » (2008). « Ainsi, le français était chassé d’une terre qui allait devenir un des centres mondiaux des affaires. » La défaite des troupes napoléoniennes à Waterloo signe la capitulation définitive du français dans la course à l’hégémonie mondiale.
« En 2050, 85% des francophones seront subsahariens »
Deux question à Armand Gauz, écrivain franco-ivoirien, qui a animé des rencontres sur le thème de la francophonie dans des centres CCAS l’été dernier (lire Vu à Estagel : les racines coloniales de la francophonie mises à nu).
À quoi ressemblera la francophonie en 2050 ?
85% des francophones seront subsahariens, selon les projections démographiques. Ça change tout parce que ça concentre la francophonie sur un territoire très restreint. L’Afrique subsaharienne, c’est celle du franc CFA [Communauté financière africaine, ndlr]. C’est le dernier endroit où l’argent s’appelle franc. Le centre de la francophonie sera sûrement Abidjan. Ou plus exactement, il y aura un centre éclaté en forme de triangle, entre Abidjan (Côte d’Ivoire), Douala et Yaoundé (Cameroun).
Et Kinshasa, capitale mondiale de la francophonie avec ses 18 millions d’habitants ?
À Kinshasa, la capitale du Zaïre [République démocratique du Congo, ndlr], les gens parlent d’abord lingala. En 2050, ils parleront toujours lingala mais ils ne parleront plus français. Le Zaïre, c’est 2 millions de kilomètres carrés [plus de quatre fois la France, ndlr]. À Kinshasa, on parle français mais c’est une exception dans le Congo. Ce pays est tourné vers l’Afrique du Sud, vers Lubumbashi [au sud de la RDC, ndlr]. C’est là-bas que se trouve le fric. Lubumbashi et le Kivu, à l’est du pays, ne regardent pas la France, ni la Belgique ! Ils ont les yeux sur Johannesburg, le Rwanda, le Kenya.
Pour aller plus loin
« La langue française dans le monde (2015-2018) »
Coédition Gallimard et OIF, 2019, 26 euros.
« le Souffle de la langue. Voies et destins des parlers d’Europe », de Claude Hagège
Odile Jacob, 2008, 286 p., 9,99 euros.