Philosophe, historienne de la pensée féministe et directrice de recherche émérite au CNRS, Geneviève Fraisse articule sa réflexion sur la démocratie et l’émancipation avec la problématique du sexe et du genre.
Comment avez-vous appréhendé cette abondance de témoignages de femmes harcelées, violées, agressées ou victimes d’abus de pouvoir qui a suivi « l’affaire Weinstein » ?
Je me sens comme un sismographe qui suit avec passion les variations de l’expression de la pensée féministe et qui tente d’en faire un lieu de pensée alors que l’on voudrait la réduire à l’opinion, à la morale ou à l’hystérie. Cette prise de parole rencontre mes travaux. Je tiens d’ailleurs à récuser l’expression « la parole se libère », trop souvent employée et qui annihile le rôle actif des femmes. De même, il est important de souligner qu’il s’agit de « rapports de pouvoir », qui peuvent, au cas par cas, s’inverser, contrairement à la domination qui s’impose comme un état de fait.
Selon moi, les femmes prennent la parole aujourd’hui parce qu’elles ont les moyens, notamment en termes d’indépendance économique, de le faire. Après la conquête des droits qui nous a occupées pendant deux siècles, arrive enfin cette idée d’indépendance, mais comme force politique. C’est peut-être cela qui constitue un fait nouveau et irréversible.
Dans votre carrière avez-vous été confrontée au sexisme ?
Oui, d’ailleurs, si je n’avais pas été fonctionnaire je n’aurais pas pu faire ma profession de mes sujets d’intérêt et de réflexion. Je peux me targuer d’avoir été la première femme à entrer au CNRS pour travailler sur les fondements philosophiques de la pensée féministe. Mais dans les yeux de mes collègues philosophes, je lis une certaine condescendance, car pour eux ce n’est pas un vrai sujet. Cela leur est insupportable que ce sujet devienne un sujet de pensée. C’est très violent.
« Dans le monde universitaire, la symbolique masculine de la pensée est encore plus forte que celle du pouvoir politique. »
D’ailleurs dans des conférences, je suis souvent confrontée à des prises de parole d’hommes ou de femmes très virulentes, qui concentrent toute l’anxiété de la salle face à une parole calme et posée sur un sujet qui déchaîne les passions. Au moins dans le monde politique, où j’ai fait quelques brèves incursions, c’est la lutte pour les places et les choses sont dites. Dans le monde universitaire, les choses sont plus insidieuses et, au final, plus graves, car la symbolique masculine de la pensée est encore plus forte que celle du pouvoir politique.
Quelle place l’égalité femmes-hommes tient-elle dans votre analyse ?
L’égalité doit être mise en tension avec un autre des grands principes de la pensée en démocratie qui est la liberté. En travaillant sur l’égalité des sexes, j’ai cherché à comprendre où l’égalité était mise en avant dans la pensée politique et où c’était plutôt le principe de liberté qui prévalait. Par exemple, l’accès à l’éducation, au savoir, à l’espace public et à la citoyenneté pour tous traduit le fait que, quel que soit le corps de l’individu, il est destiné à exercer sa raison de la même façon.
Ça se complique quand on arrive dans le domaine économique, professionnel où l’on voit que les femmes sont clairement privées de l’égalité et aussi parfois de liberté quand elles se trouvent contraintes physiquement par des abus de pouvoir, harcelées et victimes de sexisme ordinaire.
Quelle est votre position sur la parité imposée par la loi ?
Seul le chiffre fait preuve ! La réalité, c’est que les femmes ne supportent plus que la parole et le pouvoir ne soient pas partagés. Au Parlement, dans les conseils d’administration des grands groupes comme des associations, il faut compter les femmes. En tant qu’auteure (ou autrice, les deux me conviennent) et chercheuse, je me rends compte à quel point les tribunes sont masculines. Il faut donc (se) compter, car c’est le seul réel instrument pour convaincre qu’il y a un problème d’inégalité.
Vos questions
Quelle peut être la place des hommes pour faire évoluer la pensée féministe ?
Fabrice Guyon, 44 ans, secrétaire adjoint CEE d’EDF, CMCAS Tours-Blois
Un de mes collègues, universitaire, a récemment refusé de se rendre à un colloque où il n’y avait que des hommes à la tribune. C’est la preuve que la pensée féministe, et aussi les actions du collectif La Barbe, par exemple, poussent les hommes à devenir acteurs de leur combat. Quant au rôle des hommes en général, toutes les stratégies sont possibles.
Les réunions non mixtes peuvent être nécessaires, il n’y a pas de quoi crier au scandale, car ce sont des réunions d’opprimées et non pas de gens de pouvoir et cela répond à un besoin dans le moment politique. Au même moment il peut bien sûr y avoir des réunions mixtes. Personnellement, je souhaite travailler avec tout le monde. D’ailleurs, il est à noter que dans l’affaire de prise de parole des femmes cet hiver sur les réseaux sociaux et dans la presse, pour une fois, tous les hommes et toutes les femmes sont concerné.es. Du coup les discussions sont passionnantes, et passionnées !
Pour aller plus loin
« La fabrique du féminisme, Textes et entretiens », (2012), Le passager clandestin, réed. 2018, 384 p., 18 euros.
Quarante ans d’histoire et d’actualité du point de vue féministe à travers 60 chroniques parues dans la presse.
« Du consentement », avec un épilogue inédit ‘Et le refus de consentir ?' » (2007), Seuil, réed. 2017, 160 p., 16 euros (version numérique : 11,99 euros).
Une exploration historique et philosophique de la notion de consentement, qui est avant tout le pouvoir de dire « non ».
Tags: Droits des femmes