ITER : le chantier d’un nouveau Soleil

Textes de Nicolas Chevassus – Photos d’Eric Raz

L’humanité pourra-t-elle un jour disposer, avec la fusion nucléaire, d’une source d’énergie inépuisable et non polluante ? La réponse à cette question sera, d’ici deux décennies, apportée par la machine ITER en cours de construction, dans le cadre d’une collaboration internationale, à Saint-Paul-lez-Durance. Reportage exclusif dans les Bouches-du-Rhône sur le chantier le plus complexe de l’histoire de l’énergie, récemment raccordé au réseau RTE.

Un grand laboratoire international

« Ici, ce n’est pas la France », lance notre guide. Nous sommes sur un plateau de Provence, à une vingtaine de kilomètres de Manosque. La Durance est toute proche, on aperçoit au nord les Écrins enneigés, et pourtant ce n’est pas la France. Quelque deux cents hectares de terrain sont sous la juridiction d’une organisation internationale. Sur une plateforme de 42 hectares s’assemble petit à petit la machine la plus extraordinairement complexe de l’histoire de l’humanité. Elle devrait être achevée d’ici à huit ans. Au contraire de la fission nucléaire, qui divise le noyau d’un atome lourd en plusieurs nucléides plus légers, dans la fusion nucléaire deux noyaux atomiques légers s’assemblent pour former un noyau plus lourd. C’est le processus à l’œuvre au cœur des étoiles, au premier titre desquelles le Soleil. Maîtriser un jour la fusion nucléaire signifierait disposer d’une source d’énergie illimitée et ne laissant – contrairement à la fission nucléaire des actuelles centrales – aucun déchet radioactif à vie longue. C’est rien moins qu’une part de l’avenir de l’humanité qui se joue sur le site d’ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor ; mais « iter » signifie aussi « chemin » en latin), à Saint-Paul-lez-Durance, qui vient d’être raccordé au réseau 400 000 volts de RTE.

Un chantier futuriste

La soixantaine élégante, crinière blanche au vent, notre guide s’appelle Robert Arnoux. Il a été plus de trente ans durant journaliste. C’est là qu’il a pour la première fois entendu parler d’ITER, quand le site du CEA de Cadarache se porta candidat dès le milieu des années 1990 pour accueillir la gigantesque machine capable de mettre le soleil en boîte. Le projet, en gestation depuis la fin de la guerre froide, est lancé formellement le 21 novembre 2006 par un traité signé à l’Élysée entre six Etats décidés à s’engager en commun dans l’étude de la faisabilité de la fusion nucléaire (Corée du Sud, Chine, États-Unis, Inde, Japon, Russie) et l’Union européenne. Robert Arnoux se passionne pour le projet, en suit toutes les étapes, et finit par entrer au service de communication d’ITER Organization, la structure internationale qui gère le projet. « ITER me renvoie à mes rêves d’enfance, à un imaginaire futuriste et optimiste fait de fusées, d’explorations et de machines gigantesques. Mais ce rêve est en train de devenir réalité », explique-t-il.

On le comprend. En pénétrant sur le site, on se croit aux débuts de l’album « Objectif Lune », quand Tintin et le capitaine Haddock sont conduits dans la mystérieuse usine où le professeur Tournesol assemble sa fusée lunaire. On ne sait à quoi s’attendre : tout ce que l’on distingue, se détachant du bleu cru du ciel de Provence, est un gigantesque hangar, une demi-douzaine de grues, et d’innombrables chantiers dont le silence contraste avec l’activité manifeste. Les contrôles de sécurité passés, on marche sous le mistral vers le sobre bâtiment central d’ITER Organization, ruche bruissant d’anglais, qui y est la langue de travail. Robert Arnoux nous attend. Il nous indique où nous équiper des casques, bottes et chasuble indispensables pour se rendre sur le chantier. Puis nous y conduit en voiture, le site étant arpenté en permanence par une flottille de Zoé électriques.

Au coeur du tokamak

L’installation de la future machine est littéralement en train de sortir de terre. Les murs ne dépassent le niveau du sol que de quelques mètres, mais laissent déjà comprendre la structure de ce qui sera le coeur de l’installation. Devant nous, la future station de stockage du tritium, un isotope faiblement radioactif de l’hydrogène, à la fois carburant et produit de la réaction de fusion (la fusion du tritium et du deutérium, deux atomes légers, en un atome plus lourd d’hélium dégage une quantité immense d’énergie), qui sera récupéré au fur et à mesure pour l’alimenter.

Plus loin, le futur bâtiment de diagnostic, où seront analysés les résultats des expériences. Au centre, le coeur du dispositif : le tokamak, d’un acronyme russe désignant la technologie, inventée en Union soviétique dans les années 1960, permettant de produire une fusion nucléaire contrôlée. Il est constitué d’une chambre à vide où se produira, dans un plasma chauffé à 150 millions de degrés (dix fois la température du coeur du soleil) par un éclair électrique de 450 MW, la réaction de fusion. La chambre sera entourée d’un gigantesque ensemble d’aimant supraconducteurs, fonctionnant à -270°C, température à laquelle les câbles perdent toute résistance. Il générera un champ fonctionnant comme une cage magnétique, maintenant l’étoile artificielle à distance des parois. Aucun matériau ne résisterait à de telles températures. L’ensemble est inséré dans un cylindre (le cryostat) de 30 mètres de diamètre et autant de hauteur, entouré d’un biobouclier aux murs de 3,50 mètres d’épaisseur empêchant la diffusion dans l’environnement des neutrons ultrarapides dégagés par la fusion nucléaire. À terme, c’est leur énergie qui pourrait servir à chauffer un liquide échangeur actionnant une turbine produisant de l’énergie.

Une cathédrale technologique

À travers des escaliers de chantier, nous descendons plus de vingt mètres sous terre, dans les fondations du futur tokamak. Nous pénétrons dans un univers glacial de béton, qui recèle en lui toute la poésie d’une cathédrale. On s’égare dans ce labyrinthe de piliers, parfois de plusieurs mètres de section, reposant sur un énorme radier aux normes antisismiques capable de supporter les 440 000 tonnes du bâtiment. Cet univers tout de gris, dépourvu de lumière, est éclairé par un damier de carrés brun clair : le futur câblage électrique transitera par ces ouvertures.

Nous voici à présent dans le cercle central, où sera installé le tokamak, dont les pièces seront apportées une à une par le pont roulant installé dans le hangar adjacent. Ingénieurs et ouvriers s’activent à en édifier les structures. Le ferraillage du béton, qui atteint parfois 700 kilogrammes par mètre cube (plus de trois fois plus que dans le béton le plus armé) dessine une trame d’une complexité inouïe. « Nous avons cinquante plans par jour de matrice de ferraillage à appliquer », nous dit un technicien. La densité du ferraillage est telle que les ingénieurs ont fait des maquettes grandeur nature pour vérifier que le béton pourrait s’écouler dans une trame aussi dense. « Il reste environ deux ans de travaux de génie civil », nous précise un chef de travaux, qui a déjà à son actif trois chantiers nucléaires. Après quoi commencera la construction du tokamak lui-même.

Un Meccano mondial

Ce qui est train de sortir de terre ressemble à un immense squelette de béton, n’attendant que son âme, ses muscles et ses nerfs, son tokamak, ses capteurs et ses câbles pour prendre vie. Et ces derniers – c’est là toute la complexité du chantier – viendront de toute la planète. Car le traité créant ITER stipule que les États membres apporteront chacun une contribution en nature à la future installation. Selon une comptabilité effectuée dans une unité monétaire interne à l’organisation, l’Union européenne assurera 45% du coût total (ainsi que la construction de l’installation), et chacun des six autres partenaires une part égale, autour de 9%. Le cryostat permettant de maintenir les bobines magnétiques à -270°C sera fourni par les Indiens, le bouclier thermique par les Coréens du Sud, les bobines magnétiques de correction par les Chinois et le solénoïde central par les États-Unis, pour ne prendre que quelques exemples.

Nombre de ces pièces sont gigantesques. Comment les faire parvenir jusqu’à Saint-Paul-lez-Durance ? « Le site était en concurrence avec celui de Rokkasho au nord du Japon, raconte Robert Arnoux. Il avait beaucoup d’atouts, mais aussi une faiblesse : contrairement à son homologue japonais, il est éloigné de la mer d’une centaine de kilomètres, ce qui compliquait considérablement l’acheminement des pièces industrielles. » La solution de l’acheminement par dirigeable, que pratique Airbus pour l’assemblage de son A380 à Toulouse, étant inenvisageable du fait du poids des pièces, il a fallu recourir aux grands moyens : l’aménagement d’un itinéraire spécifique reliant le port de Fos-sur-Mer au site ITER capable d’être parcouru, de nuit, par des convois spéciaux transportant des pièces pesant jusqu’à 600 tonnes. Plus de 100 kilomètres de voirie ont été aménagés et recalibrés, grâce au soutien de l’État et du conseil départemental des Bouches-du-Rhône. Testé avec succès en 2013 et 2014, l’itinéraire menant de la mer à ITER est à présent pleinement opérationnel. Au total, le chantier d’ITER a déjà généré 4,7 milliards d’euros de contrats de génie civil, dont la moitié en France. Ce n’est pas par hasard que la région de Manosque apparaît, dans la carte de l’évolution de l’emploi en France depuis 2008, comme une exceptionnelle oasis de création de postes.

Plus de trente nationalités

On aurait tort de croire que le chantier d’ITER est un long fleuve tranquille, une longue marche vers un succès attendu. Depuis plus de dix ans que le projet est lancé, les déconvenues ont été nombreuses. Le calendrier initial était excessivement optimiste, et le budget trop restreint. Depuis que les premières pelleteuses ont commencé, le 4 août 2010, à creuser la fosse où sera installé le tokamak, les difficultés d’organisation interne se sont multipliées. Nulle part dans le monde, si ce n’est dans quelques agences des Nations unies, travaillent vers un but commun des hommes et des femmes venus de tant de pays et de culture différents. À peine 15% des salariés d’ITER Organization, natifs de 35 pays, ont l’anglais pour langue maternelle.

Au-delà de la langue, les rapports que chacun entretient au travail et à la hiérarchie sont profondément ancrés dans des habitudes culturelles. « Un geste, amical pour l’un, risque d’être perçu comme excessivement familier par l’autre ; un haussement de ton, banal dans telle culture, sera peut-être ressenti dans une autre comme une agression difficilement supportable. Les courriels – et il s’en échange des dizaines de milliers par jour au sein de l’organisation – reflètent aussi les traditions de chaque langue ou culture. Ici, les formules de politesse sont de règle ; là, elles sont considérées comme superflues. D’où, parfois, de sérieux malentendus », relève Robert Arnoux.

ITER, et après ?

Le coût total d’ITER est souvent critiqué. Il est estimé à un peu moins de 20 milliards d’euros sur vingt ans. C’est dix fois moins que ce que le Qatar investit dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2022. La somme est de surcroît investie dans un cadre international, mutualisant les coûts et mettant en commun les potentiels bénéfices. L’enjeu, pour l’humanité, de savoir si elle pourra dans quelques décennies disposer d’une énergie inépuisable et non polluante ne mérite-t-il pas cet investissement ? Aucun pays, aucune entreprise, ne sera propriétaire des résultats scientifiques obtenus par ITER. Ce n’est que dans une phase ultérieure, baptisée DEMO, que chaque État ou groupe d’États pourra concevoir, si les expériences menées sur ITER s’avèrent concluantes, ses propres prototypes de réacteurs à fusion nucléaire. Les plans de plusieurs DEMO sont aujourd’hui sur les écrans de leurs concepteurs. ITER, lui, sort de terre.

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1 Commentaire
  1. Florent MERLET 8 ans Il y a

    Bravo pour ce très bel article, tant sur le plan littéraire que photographique.
    Merci pour ces informations qui nous passionnent.

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