Ils et elles sont le plus souvent stigmatisé·es, voire invisibles dans l’espace public et médiatique. Dans « la Vie devant nous », paru aux éditions de l’Atelier sous l’impulsion de la Jeunesse ouvrière chrétienne et de la coopérative Dire le travail, des jeunes privé·es d’emploi font entendre leur réalité quotidienne.
« Écouter leurs récits, c’est découvrir des personnalités et des trajectoires de vie singulières, inattendues et épatantes. C’est se confronter à leur réalité, qui renverse le mythe du « quand on veut, on peut », si répandu aujourd’hui », explique Patrice Bride, formateur et gérant de la coopérative Dire le travail, qui a mené les entretiens avec les jeunes privé·es d’emploi.
Il insiste beaucoup sur le caractère collectif et coopératif du projet : « la Vie devant nous » a vu le jour après l’université d’été des privés d’emploi qui s’est déroulée en juin 2018 avec des jeunes de la Jeunesse chrétienne ouvrière (JOC) et trois membres de la coopérative Dire le travail, spécialisée dans les récits de travailleurs et de travailleuses. Pendant trois jours, neuf personnes privées d’emploi ont fait le récit de leurs vies, de leur privation d’emploi.
« Nous avons ensuite formalisé leurs témoignages par écrit, de la manière la plus fidèle possible à la parole de ces jeunes, avant de leur permettre de relire et corriger leurs propos pour qu’ils s’approprient vraiment les textes publiés dans ce livre », précise Patrice Bride.
« Ce qui leur est le plus intime peut parler à d’autres »
« La force de l’ouvrage est que nous ne leur avons pas demandé d’être représentatifs ou porte-parole de quoi ou de qui que ce soit, mais de dire ce qui personnellement leur tient à cœur, car nous avons la conviction que ce qui leur est le plus intime peut justement parler à d’autres », explique l’auteur de l’ouvrage. Ces neuf jeunes ont pour point commun d’être adhérents à la JOC, donc plutôt issus de milieux populaire et chrétien, mais on observe une diversité en termes d’origine géographique, de genre, de niveau d’étude, de secteur d’activité, de rapport au travail et à la privation de travail…
« La Vie devant nous » s’ouvre sur le portrait, accompagné comme pour chacun·e d’une photo en noir et blanc, de Manon, jeune Rennaise d’adoption qui a du mal à entrer en contact avec des employeurs potentiels par manque de réseau dans la ville où elle a suivi son compagnon. Non sans autodérision, elle raconte son sentiment de désœuvrement, sa souffrance psychique de se sentir « mère au foyer sans enfants »… sans rien à raconter à son copain ou à son groupe d’amis.
Distinguer travail et emploi
Le livre permet de battre en brèche l’idée que les personnes sans emploi rémunéré ne font rien. La plupart des protagonistes du livre ont des activités, le plus souvent tournées vers les autres, sont bénévoles dans des associations, etc.
Clotilde, privée d’emploi active
Ainsi Clotilde met-elle à profit sa privation d’emploi pour s’investir dans la défense des droits des salariés, tout en se formant au droit social. Emblématique de la plupart des jeunes du livre, elle tient à occuper un emploi utile aux autres, qui ait du sens. Cet aspect comptant souvent plus que l’importance de la rémunération qu’ils pourront tirer de leur travail.
Julie, des échecs à l’analyse
« J’adore faire la cuisine » : c’est par ces mots que commence par exemple le récit de Julie, qui, bien qu’elle raconte les échecs et les humiliations subies durant son parcours scolaire et professionnel (dans le nettoyage), semble avoir pris du recul et analysé sa situation, et savoir aujourd’hui qui elle est et ce qu’elle souhaite faire dans la vie.
« Tout le monde a quelque chose à dire sur son rapport au travail, et nous essayons à la fois de porter cette parole pour qu’elle soit valorisante pour la personne qui la tient, et instructive pour ceux et celles qui la reçoivent. Un des effets très forts de nos entretiens est de faire le point sur son travail et les effets de son travail, sur ce qui compte pour celui ou celle qui s’exprime. Une prise de conscience s’opère souvent. Parfois les gens sont réassurés, d’autres réalisent qu’il leur faut changer d’orientation professionnelle », constate Patrice Bride.
Mohamed, réfugié, face au racisme
Poignant, le témoignage de Mohamed, qui a fui la Côte d’Ivoire au péril de sa vie pour rejoindre la France en passant par la Libye puis en traversant la Méditerranée dans des conditions plus que périlleuses, décrit avec beaucoup de pudeur la discrimination dont il est victime, malgré son niveau d’études, à cause du racisme de certains recruteurs.
Valoucka, deux heures par jour payées au smic
Certains parcours sont également très éclairants sur le type d’emplois proposés. Valouchka raconte « son CDI » : deux heures par jour, payées au smic, à plus d’une heure de route de chez elle, dans une entreprise où elle faisait le ménage avant l’ouverture des bureaux. Un travail qui lui coûtait davantage en transport et en frais de garde de son enfant qu’il ne lui rapportait…
Bon, beau, bio
Enfin, ce qui ressort en creux de l’ensemble des témoignages, c’est la nécessité de savoir « se vendre ». Une « qualité » certes nécessaire pour être embauché, mais pas forcément indispensable pour exercer l’emploi auquel ils et elles postulent. Cet écueil est dénoncé avec humour par le jeune Jossian, qui déplore vivre dans une société où pour obtenir un travail il faut être « bon, beau, bio ».
Au final, ces récits permettent de faire émerger une part de sensibilité, de centres d’intérêt, de compétences chez ces jeunes, qui ne serait jamais apparue lors d’un entretien d’embauche et de décoller des étiquettes souvent trop vite accrochées à des « profils » que l’on voudrait mettre dans des cases.
« Les jeunes sont très durs avec eux-mêmes. »
« Quasiment tou·tes les jeunes rencontré·es ont une nette propension à se mettre à la place des employeurs, certains ont tellement bien intégré les exigences de ceux qui vont les recruter qu’ils sont très durs avec eux-mêmes. Il serait bien que l’inverse se produise : que ceux qui font passer les entretiens d’embauche aient la même empathie pour l’autre et fassent évoluer leur regard », souhaite Patrice Bride.
Il se pourrait que ce travail y ait contribué, puisqu’un recruteur lui a confié que la lecture du livre allait peut-être changer sa manière d’aborder les candidats… Un premier pas !
À lire
« La Vie devant nous. Récits de jeunes privé·es d’emploi », de Patrice Bride
éditions de l’Atelier, 2019, 96 p., 5 euros (version numérique : 2,99 euros).
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Tags: Jeunes Livres Travail