Laurène Loctin : « La langue des signes est la langue naturelle du genre humain ! »

Laurene Loctin, rencontres culturelles CCAS 2022

La comédienne sourde Laurène Loctin propose une lecture théâtrale en langues des signes aux enfants en vacances à la CCAS, dans le cadre des Rencontres culturelles estivales 2022. ©Vincent Quenot

La CCAS programme chaque année des spectacles signés pour les enfants, en partenariat avec l’International Visual Theatre (IVT). Dans les villages vacances cet été, la comédienne Laurène Loctin raconte l’histoire du « Prince tigre » en langue des signes française, et apprend aux enfants entendants à communiquer autrement : avec leur corps, leurs mains et leur visage.


L’histoire

"Le Prince tigre", lecture théâtrale en langue des signes et en français par Lorène Loctin, rencontres culturelles 2022Dans la forêt, la tigresse pleure la mort de ses petits, tués par des chasseurs. Un soir, elle attaque le village, dévore les hommes et les bêtes, mais cela n’apaise en rien sa colère. Le pays est plongé dans la terreur. Le roi consulte la vieille Lao Lao, qui lui explique que le seul moyen de calmer la tigresse est de lui donner son fils unique, Wen, et qu’elle ne lui fera aucun mal.

« Le Prince tigre », lecture théâtrale en langue des signes et en français par Lorène Loctin, mise en scène Emmanuelle Laborit. D’après l’album de Chen Jiang Hong, éditions L’École des loisirs, 2014, 5,25 euros sur la Librairie des Activités Sociales (au lieu de 7 euros).

Ce livre a été choisi par la CCAS pour sa dotation lecture 2022 : découvrez-le dans nos bibliothèques cet été ! Vous pouvez aussi le commander sur la Librairie des Activités Sociales (avec une participation financière de la CCAS et des frais de port offerts ou réduits).


Comment sensibilisez-vous les enfants à la lecture gestuelle ?

Lorène Loctin – En leur donnant le plaisir d’apprendre des signes de façon ludique ! Nous proposons ce spectacle avec des accessoires : un tapis, des objets colorés, un petit atelier sous forme de jeux. De quoi galvaniser l’intérêt des enfants… C’est ainsi que je leur transmets les signes-clés, que chacun va reproduire en faisant attention à la forme de ses mains. L’apprentissage est progressif, commun. Ensuite, je raconte l’histoire en utilisant les signes-clés appris précédemment. J’utilise aussi le mime et beaucoup d’expressions visuelles adaptées au public entendant, pour lui permettre de suivre la narration.

Inspiré d’un conte chinois, « Le Prince tigre » est un récit qui parle de deuil, de colère, de chagrin… Quelle a été votre préparation pour transmettre au mieux ces émotions à un public entendant ?

Dans cet album, en effet, la tigresse est traversée de beaucoup d’émotions. En tant que comédienne, il m’a fallu les intégrer, imaginer son ressenti, j’ai passé à la loupe plein de détails pour mieux la décrire. Ce sont tous ces détails qui permettent au public de se l’imaginer…

Je joue toutes ces émotions, il n’est pas nécessaire de dire « elle est triste » : cela se voit à travers moi. Pour ce récit donc, il faut être à la fois conteuse et comédienne, maîtresse de ses mouvements, du rythme et des expressions. À partir de là, la narration en langue des signes française a toute liberté : on peut faire de la poésie, du chansigne [exprimer en langue des signes les paroles d’une chanson au rythme de la musique, ndlr], du mime, de la danse, etc.

Là où d’aucuns pensent « surdité » et « handicap », nous parlons de culture et de transmission. […] Comment chaque personne sourde peut-elle apporter sa pierre à l’édifice si les entendants s’obstinent à effacer toute trace de notre culture ?

Que permet une structure comme l’International Visual Theatre (IVT), à la fois dans l’accompagnement des comédiens sourds et dans la transmission d’une « culture sourde » ?

Depuis quarante ans, l’IVT revalorise et diffuse la culture sourde, en faisant de la création et de la communication visuelle grâce à la langue des signesC’est ainsi que nous nous sommes retrouvés autour d’un patrimoine commun, avec son humour, ses références, son vocabulaire qui n’a pas systématiquement d’équivalence en français.

En outre, l’IVT a largement contribué à développer les arts sourds et permis à notre communauté de les diffuser à un public entendant, de proposer un autre regard, qui diffère du cliché habituel.

Là où d’aucuns pensent « surdité » et « handicap », nous parlons de culture et de transmission. L’IVT a une grande importance en ce sens. D’autant plus qu’il y a aujourd’hui une obsession autour du bilinguisme (communication à la fois en langue des signes et en français écrit). Il est question d’accessibilité en tout lieu mais le cœur de notre communauté s’étiole. Les jeunes sourds sont isolés. Comment chaque personne sourde peut-elle apporter sa pierre à l’édifice si les entendants s’obstinent à effacer toute trace de notre culture ?

En tant que comédienne, vous avez joué dans le film « L’Enfant du secret », du réalisateur Serge Meynard. Quel souvenir conservez-vous de cette première apparition sur le grand écran ?

J’avais 15 ou 16 ans. C’était donc il y a vingt ans… J’adorais le cinéma. Je rêvais d’être l’héroïne de plein d’histoires. Je ne voulais plus vivre ma vie de Laurène, que je trouvais ennuyeuse. Cette expérience fut à la fois une chance et un déclic dans ma vie. J’ai compris ce qu’était le métier d’acteur, le travail et les efforts qu’il demandait.

Au cinéma, le challenge est de savoir doser son émotion pour pouvoir refaire la même scène comme si on ne l’avait jamais jouée. On doit répéter les scènes sans cesse. Quand le cadrage ne va pas et qu’il faut changer de place, à cause du son, de la lumière… Il faut répéter jusqu’à ce que la prise soit parfaite ! Cela m’a appris à maîtriser mon corps et plein d’autres choses. C’est un défi intense à vivre. À la fin du tournage, je me suis sentie plus forte.

J’aimerais avoir le plaisir de voir un film […] où la langue des signes aurait sa place et où on y verrait réellement une autre forme de communication. Car cela permettrait aux entendants de voir comment ils sont perçus par les sourds.

Comment jugez-vous la rencontre avec le sujet sourd dans la création cinématographique ?

Au cinéma, la représentation des sourds reste rare et cantonnée à la « surdité ». C’est aussi décevant que dommageable. Mon souhait est que des films ne traitent pas de la surdité mais bien de la personne sourde dans son quotidien. Les sourds vivent des émotions comme tout le monde ! Ils ont des histoires d’amour tordues, il y a parmi eux des escrocs, ils commettent tous les péchés… Bref, il y a de quoi raconter de belles histoires. Si on voyait les sourds ainsi, l’absurde a priori « surdité = ignorance » serait davantage renversé.

J’aimerais également avoir le plaisir de voir un film qui sorte de l’oralisation forcenée. Un film où la langue des signes aurait sa place et où on y verrait réellement une autre forme de communication. Car cela permettrait aux entendants de voir comment ils sont perçus par les sourds. Et ils seraient surpris de savoir que nous en avons assez de devoir nous adapter à eux. Cela modifierait nos rapports : si le cinéma change son regard, le monde changera un peu le sien aussi.

Selon-vous, quels enjeux pose l’accessibilité de la langue des signes française au plus grand nombre ?

La langue des signes française (LSF) est reconnue comme une langue à part entière depuis 2005 mais cela n’a pas été suivi d’obligations. Il faudrait qu’elle soit inscrite dans notre Constitution. Car de nombreux problèmes se posent en termes d’accessibilité. Il n’y a aucun contrôle sur la qualité des locuteurs, aucune évaluation du niveau en langue des signes. C’est du grand n’importe quoi ! Dans les écoles, où on demande aux accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), de remplacer çà et là les enseignants, nous manquons de matériel, de valise pédagogique, de manuels.

On oublie trop souvent que la LSF peut être étudiée en première langue. On la considère comme un outil complémentaire en cas d’échec de toutes les autres méthodes [pour compenser la surdité, ndlr] : l’implant cochléaire, l’éducation monolingue avec le français en langue d’enseignement, etc. Mais c’est une erreur ! C’est une langue épanouissante qui permet aux sourds un contact plus aisé entre eux et avec les entendants.

[Si] de plus en plus de personnes acceptent la différence entre les sourds et les entendants et intègrent la langue des signes, celle-ci pourrait devenir davantage un vecteur d’unité et de richesse partagée.

Doit-elle aujourd’hui devenir obligatoire à l’école ?

Il y a eu une longue période sombre, avec l’oralisme et l’interdiction de la langue des signes. Mais, fort heureusement, les sourds ont continué à signer de façon clandestine : dans les dortoirs à l’internat, sous la table à la cantine. Car cela est inné, c’est un besoin. [En 1880, à la suite du troisième congrès international pour l’amélioration du sort des sourds, dit congrès de Milan – où la majorité des participants étaient entendants –, la LSF a été largement stigmatisée et est devenue quasi clandestine durant cent ans, au profit de la méthode orale, qui consiste à forcer les personnes sourdes et malentendantes à s’exprimer à l’oral, ndlr.]

C’est pourquoi nous continuons de nous battre. Je pense au collectif OSS2007 (Opération de sauvegarde des sourds), qui formule – entre autres –, deux revendications : d’abord, que l’État français présente ses excuses à la communauté sourde pour toutes les maltraitances qu’elle a subies (expérimentations médicales, oppressions violentes, non-respect du droit des individus) ; ensuite, que la langue des signes soit une matière obligatoire pour tous à l’école et non pas une option.

Car, si de plus en plus de personnes acceptent la différence entre les sourds et les entendants et intègrent la langue des signes, celle-ci pourrait devenir davantage un vecteur d’unité et de richesse partagée. Je tiens à rappeler que la langue des signes existe depuis la préhistoire. Quand les hommes ne parlaient pas, ils utilisaient des gestes. Évidemment, ce n’était pas la langue des signes telle qu’elle existe aujourd’hui, mais ils échangeaient par des signes qui se sont codifiés au fil du temps. C’est comme ça que naît toute langue… Par une codification, compréhensible pour tous. En ce sens, je pense donc que la langue des signes est la langue naturelle du genre humain !


Les Rencontres culturelles

Comme Lorène Loctin, des auteurs et des autrices sont choisis chaque année par la CCAS pour partager leur passion de l’écriture et échanger avec vous sur leurs ouvrages, disponibles dans les bibliothèques de vos villages vacances, dans le cadre des Rencontres culturelles.

Retrouvez les Rencontres culturelles de l’été sur
ccas.fr > rubrique Culture et loisirs > Rencontres culturelles

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