Le tourisme, recherche du divertissement plutôt que de la diversité ? Première industrie mondiale, il n’est pratiqué que par 3,5 % de la population… Un luxe réservé aux Occidentaux qui, depuis l’avènement des congés payés, ont intégré « un devoir d’ailleurs et de loisirs », déplore Rodolphe Christin, sociologue et auteur d’un « Manuel de l’antitourisme ».
Sociologue, Rodolphe Christin travaille aujourd’hui dans le secteur de la formation professionnelle ; il est l’auteur de « L’usure du monde. Critique de la déraison touristique » (L’Échappée, 2014), de « L’horreur managériale » (L’Échappée, 2011, sous le pseudonyme d’Etienne Rodin), et de « Le travail, et après ? » (Ecosociété, 2017)
Quels sont les impacts principaux du tourisme sur nos sociétés ?
Le premier concerne l’aménagement du territoire. En France par exemple, première destination touristique mondiale, des zones ont été aménagées de longue date pour accueillir des touristes : cela transforme le territoire et se traduit par un bétonnage de la côte, comme sur la Côte d’Azur, par des villages qui se transforment, l’été ou en haute saison, en galeries commerçantes à ciel ouvert.
Le tourisme repose aussi sur l’usage de moyens de locomotion motorisés ayant un impact écologique important, notamment sur les émissions de gaz à effet de serre. On peut citer l’avion, par exemple, qui couvre des destinations de plus en plus lointaines, pour des durées de séjour de plus en plus courtes, à bas prix. Et un navire de croisière émet en moyenne autant de particules fines qu’un million de voitures.
Y a-t-il un phénomène d’entraînement entre attractivité touristique et développement socio-économique d’un pays ?
C’est ce que l’on tend à penser généralement. Pas un territoire n’échappe à la valorisation touristique de son patrimoine naturel et culturel. Cela fait partie de l’idéologie de la croissance. Oui, le tourisme apporte un certain nombre de richesses économiques. Il faut néanmoins relativiser : l’économie touristique est extrêmement fragile, elle crée des emplois précaires, des conditions de travail pas toujours exemplaires. C’est une économie dépendant de flux exogènes, donc de la bonne volonté des visiteurs, qui peuvent à tout moment changer d’avis. D’autre part, pour ce qui concerne les pays du Sud, on entend souvent que le tourisme contribue à leur développement ; mais il n’a jamais éradiqué la pauvreté existante, engendrant même une certaine forme de misère sociale, comme par exemple le tourisme sexuel.
Existe-t-il une alternative au tourisme tel que nous le connaissons, notamment le tourisme social ?
La seule alternative au tourisme serait d’arrêter de le pratiquer ! Il est inhérent à la société de consommation dans laquelle nous nous trouvons. Le tourisme est une prestation de service, une façon de consommer du déplacement et du loisir. Un changement de société entraînerait probablement des transformations du phénomène touristique. Certains parlent de tourisme durable, d’éco-tourisme ou de tourisme social. Le temps vertueux du tourisme, c’était durant le Front populaire. Ensuite des entreprises ont pris le relais des associations de tourisme social, qui ont souvent des impératifs de profits sans limite plutôt que d’éducation des gens à la découverte, à la rencontre de l’autre.
Le touriste qui jouerait un rôle dans la sauvegarde et la préservation du patrimoine est donc aussi une idée reçue. Pourquoi ?
Il existe tout un discours de promotion du tourisme prétendant que celui-ci serait un moyen de préserver les vestiges du passé, des traditions sinon perdues. Il le fait sous l’angle du folklore, qui résume souvent les cultures à des caricatures. Le tourisme est un facteur extrêmement fort de transformation des sociétés, de modernisation, se traduisant par une forme d’universalisation culturelle contribuant également à la disparition de la diversité. Aujourd’hui le tourisme produit beaucoup de « non-lieux », c’est-à-dire de zones d’accueil, de transit obéissant aux mêmes standards, et qui se ressemblent toutes où que l’on se trouve sur la planète.
Le patrimoine culturel continue à subsister en tant que tel, mais la manière de le valoriser, de lui intégrer une signalétique particulière est inhérente à l’industrie touristique. Par exemple, chaque territoire a voulu se doter de parcs naturels régionaux, mais avec des types d’aménagements similaires. Il y a une forme de standardisation du tourisme tendant à produire des pratiques qui sont homogènes quel que soit le lieu. Résultat, que l’on soit sur la Côte d’Azur, en Espagne ou en Tunisie, on a des types d’aménagements du territoire qui se ressemblent.
Vous parlez d’un paradoxe dramatique de l’esprit du temps, qui recycle en signe virtuel (ce que vous appelez une « tendance ») ce qu’il contribue à éradiquer réellement. Que voulez-vous dire ?
Dans le livre, je prends l’exemple du Touareg saharien qui nous guide, simplement parce qu’il ne peut plus vivre traditionnellement : le tourisme constitue pour lui une économie de repli. De la même manière, on va voir des Amérindiens aux États-Unis qui dansent dans des pow-wow vêtus de l’habit traditionnel, alors qu’en réalité ils vivent en jeans-baskets ! Le tourisme est aussi un jeu de rôle que l’autochtone endosse pour faire plaisir au touriste qui vient le regarder. La notion d’authenticité, si chère aux vendeurs de rêve touristique, n’existe plus dans ce type de rapports.
Quelles différences faites-vous entre un touriste et un voyageur ?
Le voyageur est celui qui s’engage dans son déplacement dans le but de se confronter à l’altérité, se transformer intérieurement, soit par l’acquisition d’une connaissance, soit par certaines formes de subversion de la vie ordinaire en sortant de son quotidien. Il y a une dimension submersible dans le voyage, qui repose sur la rupture culturelle, la rupture géographique, la rupture des habitudes. Aujourd’hui cela devient de plus en plus difficile d’avoir une expérience de voyage hors des normes. Le tourisme à l’heure actuelle aide les gens à retrouver leurs habitudes dans des lieux éloignés de chez eux. C’est un peu l’antivoyage, qui est une prise de risque cognitive, tandis que le tourisme apparaît comme la recherche du divertissement plutôt que la de diversité.
La solution réside au fond dans la problématique suivante : pourquoi a-t-on tant besoin de « partir en vacances » ? Il faut sans doute réfléchir à partir moins souvent, mais à s’engager dans des voyages ayant un vrai sens, et réinterroger la signification de nos déplacements, pour oublier ce « réflexe touristique ». Par conformité sociale, si on ne part pas, les vacances sont gâchées. Mais si on a autant besoin de partir tout au long de l’année pour tenir le coup, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans notre mode de vie actuel…
Pour aller plus loin
« Manuel de l’antitourisme », de Rodolphe Christin
éd. Écosociété, Montréal, 2010 (rééd. 2017), 144 p., 12 euros (version numérique : 8,99 euros)