Leïla Shahid : « L’identité palestinienne a besoin de récits artistiques »

Leïla Shahid : "L’identité palestinienne a besoin de récits artistiques" | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 119841 Visions Sociales 2022 festival de cinema social de la CCAS a Mandelieu la Napoule

Ancienne déléguée générale de la Palestine en France puis ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, Leïla Shahid était invitée au festival Visions Sociales de la CCAS, le 25 mai 2022. ©Eric Raz/CCAS

Déléguée générale de la Palestine en France de 1994 à novembre 2005, Leïla Shahid a ensuite été ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg de 2005 à 2015. Elle était l’invitée de la CCAS à l’occasion de la projection du film palestinien « Entre ciel et terre », de Najwa Najjar, au festival Visions Sociales, à La Napoule.

Pourquoi participer au festival Visions Sociales ?

Leïla Shahid Il y a vingt ans, la CCAS m’avait invitée à Avignon [dans le cadre de son festival de spectacle vivant Contre Courant, ndlr], sur l’île de la Barthelasse, où l’on parlait déjà de la Palestine. Et je suis si heureuse au festival Visions Sociales que je ne mettrai pas les pieds à Cannes ! Le commerce hollywoodien ne m’intéresse plus. Ce festival est l’une des tentatives pour réhabiliter le cinéma européen, le cinéma d’art et essai, à rebours du cinéma hollywoodien.

J’adore la CCAS, qui n’est pas assez connue dans sa dimension culturelle. On sait que les syndicats de l’énergie et la CCAS ont été formés avec une vision sociale et progressiste. Pensez-vous qu’il y ait beaucoup d’équivalents à la CCAS dans le monde ?

Vous avez, tout au long de votre vie, porté la voix de la Palestine. Pourquoi avoir décidé, en 2015, de vous consacrer à des actions culturelles ?

Je ne veux plus avoir affaire à une autorité officielle qui profère des mensonges sur un processus de paix qui n’existe pas. Je suis de ceux qui ont cru au processus d’Oslo en 1993. J’ai connu toutes les phases du mouvement de libération de la Palestine. Celle où nous étions uniquement des réfugiés qui attendions que les États-Unis nous sauvent : un flop total. J’ai connu la montée de la résistance palestinienne, avec les « fedayin » [combattants, ndlr], de 1967 à 1993. J’ai connu la période des négociations pour une paix et deux États : une supercherie. Ni les Américains ni les Israéliens n’en voulaient. Il n’y avait que nous qui y croyions. Nous avons été trahis ! Notre situation est bien pire qu’avant les négociations d’Oslo.

[La cause palestinienne] n’est pas une cause nationaliste, mais une cause de droit, de justice et de décolonisation.

Je n’ai jamais considéré le rôle de représentante de la Palestine comme un travail, mais plutôt comme une vocation : je ne me voyais pas faire autre chose. Et aussi comme une cause, celle de la justice : pas une cause nationaliste, mais une cause de droit, de justice et de décolonisation comme toutes les autres, du Vietnam à l’Algérie, en passant par l’Afrique du Sud. Mais, à la minute où j’ai senti qu’on quittait ce domaine pour un discours un peu « arnaqueur », sous l’égide de l’Union européenne, de la diplomatie arabe et des Américains, j’ai préféré démissionner.

Jusqu’en 2015, j’ai joué le jeu, mais je n’ai pas adopté de la même manière la politique actuelle de Mahmoud Abbas [élu à la tête de la Palestine en 2005, ndlr], ni de ses ministres et de son gouvernement. J’avais l’impression de me trahir en défendant les positions de l’Autorité palestinienne depuis l’arrivée du président Abbas. Pourquoi me forcerais-je ? Je milite depuis mes 18 ans. Je suis devenue ambassadrice en 1989, à 40 ans. C’est parce que j’étais militante que Yasser Arafat [président de la Palestine de 1996 à 2004, ndlr] a choisi de me nommer comme première femme représentante l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Désormais, je suis très contente, puisque je me consacre à la culture et à l’art.

La culture n’est-elle pas en soi un instrument politique pouvant contribuer à faire tomber les barrières ?

La culture est le fondement de la politique. Pendant des années, nous vivions dans le règne des idéologies. Communistes, socialistes, maoïstes, libéraux, sociaux-démocrates… On pensait que la culture n’avait rien à faire avec la politique. Par expérience, j’ai découvert que, dans une problématique comme celle de la Palestine – qui est, dans son fondement, un conflit existentiel et non celui de deux États d’égal à égal –, la culture était l’expression de l’identité. Car la culture n’a pas de frontières ! Je trouve qu’il y a une crise profonde dans ce que représente le politique : une éthique, des valeurs, des visions, qui ne cherchent pas seulement à faire du pourcentage dans les sondages. Sans culture, on ne peut pas influer sur la société.

Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, le cinéma palestinien ?

Tous les films palestiniens se sentent obligés de raconter l’occupation militaire, la résistance des jeunes, les colonies… et tout est vrai. Mais on ne peut pas appeler cela un « cinéma d’avant-garde », parce qu’il est trop militant. Le cinéma n’a pas à être militant. Le cinéma n’a pas à être un parallèle des discours politiques.

J’ai adoré le film de la réalisatrice palestinienne Najwa Najjar, « Entre ciel et terre » [présenté en avant-première au festival Visions Sociales, ndlr], qui contient du suspens, un peu d’espionnage et beaucoup de Palestine ! C’est une sorte de road-movie depuis les territoires occupés de Cisjordanie jusqu’à Israël, avec, en toile de fond, le divorce d’un couple : celui d’une femme palestinienne chrétienne, qui a un passeport israélien, et d’un musulman réfugié du Liban, dont le père, un grand dirigeant, a été assassiné à Beyrouth.

Najwa Najjar, réalisatrice du film « Entre ciel et terre » et Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de la Palestine en France et Ambassadrice de Palestine auprès de l’ Union Européenne jusqu’ en 2015, lors de la projection-débat du 25 mai 2022 au festival Visions sociales. ©Éric Raz/CCAS

Ce film explique la complexité de la Palestine à partir d’une histoire personnelle d’amour et de divorce, en occultant la résistance face aux tanks. Car la Palestine ne s’y résume pas : c’est une vie quotidienne, faite de gens qui écrivent de la poésie, font de la peinture, s’aiment et se séparent. J’ai trouvé que Najwa Najjar restaurait l’humanité de ce peuple à travers une histoire d’amour déçue, de divorce et de reconquête.

Pour représenter la complexité de l’identité palestinienne, le discours politique n’est plus suffisant. Il faut un récit littéraire, cinématographique, musical, artistique. Lorsqu’il est raconté à la première personne du singulier, ce n’est plus une déclaration idéologique. C’est un vécu, beaucoup plus proche de la réalité que tous les discours idéologiques et politiques réunis. Nous avons besoin de lire les romanciers, les journalistes, de regarder les cinéastes, d’aller voir les expositions d’art, d’écouter les musiciens. La nature humaine est complexe et très belle. Le fait d’avoir une identité diversifiée est un enrichissement.

Quel regard portez-vous sur les récents événements en Palestine, avec l’assassinat, le 11 mai dernier, de la journaliste Shireen Abu Akleh à Jénine ?

Shireen était la plus grande journaliste de télévision du monde arabe, elle a été sciemment assassinée par un sniper de l’armée israélienne. Tout a été filmé. Cette information est confirmée par CNN [lien en anglais, ndlr], la plus grande chaîne de télévision privée américaine, qui affirme avoir des preuves. La chaîne qatarie Al Jazeera, pour laquelle Shireen travaillait, était menacée depuis des mois. Les Israéliens avaient décidé de mener une campagne contre le camp de Jénine, qui est un camp très militant, où il y a beaucoup de jeunes qui se révoltent.

Shireen était l’une des rares qui prenait la peine d’aller sur le terrain. Elle racontait ce que ça signifie d’être occupé militairement depuis cinquante-cinq ans. Le 5 juin marquera d’ailleurs ce triste anniversaire [celui du début de la Guerre des six jours, ndlr]. Trois générations assiégées par un système militaire. Mes amis israéliens me disent souvent, nous ne sommes pas un pays avec une armée, mais une armée avec un pays…


La Palestine et Israël au cœur d’une soirée-débat

À la suite de la projection du film « Entre ciel et terre », présenté en avant-première au festival Visions Sociales – un road-movie haletant à travers la Palestine et son histoire tumultueuse –, la CCAS organisait mercredi 25 mai un débat sur la situation de la Palestine, en présence de Leïla Shahid, de Najwa Najjar et de Pierre Barbancey, grand reporter à « L’Humanité ». Il y a entre autres été question de la situation actuelle à Jérusalem-Est et dans les camps de réfugiés, notamment à Jénine, où la journaliste Shireen Abu Akleh, a été abattue. Les intervenants se sont interrogés sur les ouvertures possibles pour ce peuple opprimé depuis plus de sept décennies.

Un autre fait historique, abordé au travers des personnages du film de Najwa Najjar, a été évoqué avec le public : l’opération Magic Carpet (Tapis volant). Organisée en toute discrétion quelques mois après la création de l’État hébreu, l’opération a permis d’évacuer vers Israël quelque 49 000 Juifs résidant dans des pays musulmans, principalement au Yémen, mais aussi en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, entre juin 1949 et septembre 1950. Lors de cette opération, des milliers d’enfants ont été séparés de leur famille, et leur sort fait l’objet d’une véritable affaire d’État : parmi les enfants déclarés décédés, certains ont été placés à l’adoption ou vendus à des familles, comme le révèlent des documents déclassifiés en 2016.

 

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