Marcel Trillat (1re partie) : pirate des ondes, journaliste au grand cœur d’acier

Marcel Trillat (1re partie) : pirate des ondes, journaliste au grand cœur d’acier | Journal des Activités Sociales de l'énergie | 47875 Marcel Trillat Une

Marcel Trillat est journaliste et réalisateur de films documentaires. ©Julien Millet/ CCAS

Il a commencé à l’ORTF, a multiplié les reportages sociaux en France, s’est penché sur la mémoire ouvrière… Pour la première partie de notre grand entretien, Marcel Trillat revient sur la création en 1979 de la radio-pirate Lorraine Cœur d’Acier : une radio de lutte, où les sidérurgistes et la population lorraines ont eu la parole, sur fond de fermeture des aciéries et des hauts-fourneaux.

Quelle est la genèse de la création, il y a près de quarante ans, de la radio Lorraine Cœur d’Acier ?

C’était sous la présidence de Giscard d’Estaing. D’abord en Italie puis dans toute la France, il y a eu une floraison de petites radios libres ou pirates. Elles étaient formellement interdites : dès que les flics étaient au courant, grâce à la goniométrie [technologie permettant la localisation des émetteurs, ndlr], ils venaient tout casser. Mais les grandes radios, publiques et privées, faisaient tellement mal leur boulot que ces petites radios constituaient un véritable appel d’air, c’était une parole libre.

Quelques mois auparavant, la municipalité de Montreuil (Seine-Saint-Denis) m’avait demandé de créer une radio locale. Avec deux copines, on a donc travaillé pendant trois mois à sa création. Mais quelques jours avant le lancement, on a appris que la mairie avait abandonné le projet, estimant que c’était « trop dangereux ». On avait pourtant œuvré avec toutes les associations, syndicats, partis politiques et institutions de Montreuil… qui étaient contentes de pouvoir s’exprimer. Tout s’est donc arrêté.

« Pour SOS emploi, la CFDT locale allait dans la forêt pour placer leur petit émetteur au sommet d’un arbre. »

Pratiquement au même moment, les sidérurgistes de Longwy, en Lorraine, les camarades de l’union locale CGT et des usines ont appelé la Confédération pour créer une radio, puisque la CFDT locale avait la sienne, « SOS emploi ». Ils étaient trois ou quatre de la CFDT à avoir travaillé avec Radio Verte Fessenheim, radio-pirate d’Alsace [antinucléaire, ndlr], et ils animaient chaque jour un petit programme d’une demi-heure. Ils allaient dans la forêt pour placer leur petit émetteur au sommet d’un arbre, et touchaient à peine quelques centaines de personnes les grands jours. Puis ils quittaient les lieux rapidement, avant que les flics n’arrivent. Tout cela se passait juste après le congrès de la CGT organisé en 1978 à Grenoble par Georges Séguy, un grand ami à moi. C’était le congrès de l’ouverture : démocratie, autonomie du syndicat par rapport aux partis… La proposition des camarades de Longwy a donc été très bien accueillie par Jacques Dupont [journaliste et cofondateur de Lorraine Cœur d’Acier, ndlr] et moi. On s’est dit : on y va !

« Lorsque les flics s’approchaient à 15 kilomètres, nous étions tout de suite prévenus ! »

Nous rencontrons donc les sidérurgistes, les syndicalistes CGT – Italiens à 70 %, grandes gueules à 100 % ! La première chose qu’on leur dit : c’est une bonne idée, mais il ne faut pas faire comme la CFDT, car leur petite radio était très peu écoutée alors qu’elle avait un prestige fou. Nous, nous voulions monter une radio qui ait pignon sur rue, avec un studio que les gens connaissent, où ils puissent entrer, parler en direct ou bien téléphoner et être à l’antenne. Le seul problème, évidemment, c’était la possibilité d’intervention de la police et la destruction du matériel. Or, lorsque les flics s’approchaient à 15 kilomètres, nous étions tout de suite prévenus ! On l’annonçait à la radio et dans les minutes qui suivaient, il y avait trois mille personnes pour défendre nos locaux. Ils n’ont jamais pu venir !

« Cette radio a pratiqué la liberté de parole absolue. Il n’y a jamais eu la moindre censure. »

Dans la discussion initiale, on a soulevé la question d’une « radio libre ». Pour nous, le mot « libre » était important. Ok, on s’est dit, c’est la radio de la CGT, une radio de lutte. Mais, en même temps, ce doit être une radio de libres paroles, où tout le monde peut s’exprimer. On a donc fait valoir à nos interlocuteurs de la CGT qu’ils étaient assez grands pour débattre, qu’il fallait être les meilleurs dans le débat et qu’il ne fallait pas couper la parole aux autres… On a senti un flottement. Ils ne voulaient pas des socialistes, ils ne voulaient pas de la droite, pas des patrons, pas des gauchistes (rires) ! On leur a fait comprendre que si ces gens se sentaient obligés de venir débattre sur cette radio, c’est qu’on avait gagné. Ils ont discuté entre eux, sans nous, et au bout de dix minutes, ils ont dit « banco ! » Et, pendant un an et demi, cette radio a pratiqué la liberté de parole absolue. Il n’y a jamais eu la moindre censure.

Tout cela alors que la situation sociale s’aggrave…

Effectivement, on venait d’apprendre que la sidérurgie allait être liquidée [suite au projet européen de restructuration du secteur, le plan Davignon, ndlr]. Une marche des sidérurgistes sur Paris était en préparation. La radio a eu immédiatement un impact incroyable. C’était aussi l’une des motivations pour la CGT nationale d’ouvrir une radio. Parce que tout le monde avait bien compris à Longwy que s’il n’y avait plus de sidérurgie, il n’y avait plus de Longwy, tout le monde allait être touché, pas seulement les sidérurgistes mais également les enseignants, les commerçants… On a donné la parole à tous ces gens-là. On était établi dans les anciens locaux de la mairie de Longwy, à Longwy-haut. Pour le studio, ils nous avaient construit un caisson avec une grande vitre. Les gens du coin assuraient la technique.

Au-delà des sidérurgistes, la population s’est aussi approprié cette radio ?

C’était d’abord une radio de luttes. Dès qu’une lutte démarrait, les salariés débarquaient à la radio, on interrompait ce qu’on était en train de faire et ils parlaient de leur lutte pour mobiliser. C’était d’abord ça. L’ensemble de la population a très vite compris qu’elle était concernée et qu’il fallait absolument y participer. On avait énormément d’auditeurs, parce qu’il y avait les luttes en cours, mais on proposait également des émissions littéraires, scientifiques, historiques grâce aux enseignants du coin, d’autres encore réalisées par des immigrés, en partie dans leur langue… Dès qu’un chanteur passait par là, il se rendait immédiatement à la radio.

Il y a eu une nuit d’émeute pour défendre la radio.

Ensuite, les flics ne pouvant pas venir, ils se sont mis à brouiller les ondes. D’abord avec un hélicoptère… mais divers incidents les ont contraints à abandonner cette option. Ils sont revenus avec des avions, qui volaient plus haut. Une équipe s’est alors constituée pour empêcher le brouillage de la radio. C’était incroyable. C’était une vraie radio ! Jusqu’au jour où les autorités ont installé le brouillage sur le pilier de TDF [aussi appelé TéléDiffusion de France, opérateur de diffusion radio issu de l’ORTF, qui fut chargé du brouillage des radios-pirates, ndlr]. Plus personne ne nous entendait. On a donc annoncé qu’on voulait arrêter. Dans l’heure qui a suivi, des milliers de personnes se sont pointées ! On est montés là où se trouvait le brouillage. Et il y a eu une nuit d’émeute pour défendre la radio.

Notre émetteur était placé au sommet du clocher de l’église, avec l’accord du curé.

Notre émetteur était placé au sommet du clocher de l’église, avec l’accord du curé. Un jour, on nous a accusés d’empêcher l’écoute de la radio CFDT à cause de notre émetteur. On a appelé les copains de la CFDT, avec qui on s’entendait d’autant mieux qu’ils étaient en désaccord avec leur direction nationale, opposée à la marche des sidérurgistes sur Paris. Effectivement, leur radio n’était plus audible. On les a rencontrés et on leur a proposé de nous prévenir quand ils émettaient. Nous expliquions alors à nos auditeurs que nous arrêtions nos émissions, puis nous leur suggérions de passer sur la fréquence de la CFDT, et nous reprenions quand ils avaient fini. Jusqu’au jour où on leur a proposé de faire leur émission chez nous. Ce qu’ils ont fait.

Parlez-nous de la chanson « le Chiffon rouge », qui est presque devenue un hymne de lutte.

Il s’est passé quelque chose d’incroyable. On a demandé aux auditeurs de nous prêter leurs disques pour qu’on les passe à la demande, lorsqu’ils appelaient. Et, avec Jacques Dupont, on se rend compte au bout de quelques jours qu’il y avait une chanson qui était tout le temps demandée. On la diffusait dix à quinze fois par jour ! Alors, on écoute, et c’était vraiment bien. Il s’agissait du « Chiffon rouge », écrite par Maurice Vidalin et composée par Michel Fugain [en 1977, ndlr]. Ils étaient allés travailler avec les prolos du Havre, les avaient fait parler de leurs aspirations et de leurs espoirs, et c’était devenu « le Chiffon rouge ».

À Longwy, les gens se sont évidemment retrouvés dans cette chanson. Ils se sont mis à se balader avec des chiffons rouges à la main, accrochés à leur boutonnière ou sur l’antenne de leur voiture… Et, quand ils sont allés à Paris, pour la marche, ils ont distribué les paroles imprimées et ça s’est répandu dans toute la France. C’est devenu un nouvel hymne du monde ouvrier.

Comment s’est terminée cette incroyable aventure de Lorraine Cœur d’Acier ?

Lorsque nous sommes revenus de la marche sur Paris, nous avons annoncé que la « mission » était terminée. Stupeur des copains à Longwy, qui voulaient continuer. Il faut néanmoins ajouter quelque chose. Il y avait des purs et durs à Longwy. La plus grande partie des responsables syndicaux nous soutenaient à fond, notamment Michel Olmi de l’union locale CGT, qui est resté un grand ami. Tous les matins, on faisait une revue de presse. Les gens l’attendaient parce qu’on en avait profité, au fil des mois, pour leur expliquer comment fonctionnait un journal, les titres, ce qui était mis en valeur sur la première page, comment il fallait aller chercher les entrefilets en huitième page, souvent plus intéressants… Cette revue de presse était interactive, comme on dit aujourd’hui. Certains auditeurs étaient avec nous en studio, d’autres appelaient pour signaler une info dans le journal du coin. Ils nourrissaient une revue de presse qui, en plus, représentait une occasion de rigolade extraordinaire.

« D’autres radios de la CGT se créaient ailleurs, mais pas du tout sur les mêmes bases que nous. »

À cette époque, il se passait des choses dans les pays de l’Est qui n’étaient pas terribles. On en parlait, des auditeurs qui y étaient partis en vacances racontaient. Ça n’a pas plu à tout le monde. Certains se sont plaints à la Confédération qu’on se moquait des « camarades » soviétiques, que ça ne pouvait plus durer. À cette période, Georges Séguy a été marginalisé et a été remplacé par Henri Krasucki, qui est venu à Lorraine Cœur d’Acier. D’autres radios de la CGT se créaient ailleurs, mais pas du tout sur les mêmes bases que nous. Tout le monde a été viré.

« À l’automne 1980, les flics ont débarqué sans qu’il n’y ait plus la moindre opposition. »

Nous, journalistes, étions payés par « la Vie ouvrière » (VO), journal de la CGT. Après la marche, la CGT a cessé de financer la radio et l’association Les Amis de LCA a pris le relais, en faisant des collectes dans les rues, à la sortie des usines… Une fois même, une dame a débarqué en pleine émission et a vidé son cabas sur la table avec l’argent collecté dans la journée. Enfin, à l’été 1980, nous constatons, Jacques Dupont et moi, que notre salaire de journaliste n’était plus versé. La CGT liquide et désigne deux personnes, l’une pour remplacer Olmi, le secrétaire de l’union locale, et l’autre pour prendre la place de ceux qui s’occupaient de la radio, dont nous. Plus personne ne l’écoutait. Et à l’automne 1980, les flics ont débarqué sans qu’il n’y ait plus la moindre opposition… C’est ainsi que cette belle histoire s’est terminée.


Pour aller plus loin

Marcel Trillat (1re partie) : pirate des ondes, journaliste au grand cœur d’acier | Journal des Activités Sociales de l'énergie | Coffret Un morceau de chiffon rouge Lorraine Cœur d’Acier l’aventure inédite d’une radio Coffret « Un morceau de chiffon rouge : Lorraine Cœur d’Acier, l’aventure inédite d’une radio » (documentaire radiophonique) + « Lorraine Cœur d’Acier, une radio dans la ville », documentaire d’Alban Poirier et Jean Serres (1981).

Coffret 5 CD + 1 DVD, 19,90 euros. Disponible sur la boutique de VO Éditions.

 

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