Dans « J’aurais dû m’appeler Aïcha », Nadège de Vaulx navigue entre histoire familiale et analyse postcoloniale pour questionner la notion d’identité nationale. Une conférence gesticulée nécessaire à l’heure des replis identitaires, programmée cet hiver au village vacances CCAS d’Auberville (Calvados).
« Pour les descendants d’Algérien·nes, il y a comme une zone grise : une histoire coloniale mise sous silence, une guerre faite ‘d’événements’, des représentations racistes et des inégalités qui perdurent. Intégrée par l’école républicaine, bercée par le mythe national, j’ai joué le jeu de l’intégration. En m’assimilant, j’ai refoulé une partie de mon héritage. Je fais aujourd’hui marche arrière en prenant bien soin de ramasser un à un tous les indices et de reformer le puzzle de mon histoire, de notre histoire pour mieux la déconstruire. »
Dans « J’aurais dû m’appeler Aïcha », Nadège de Vaulx aborde des sujets aussi complexes que la perte d’identité liée à sa double nationalité ou les identités nationales, sur fond d’histoire coloniale. Sous la forme d’une conférence gesticulée, forme théâtrale directe qui ancre la possibilité du discours dans le vécu, Nadège de Vaulx propose un spectacle qui questionne tout un chacun. À voir cet hiver au village vacances CCAS d’Auberville (Calvados) dans le cadre des Rencontres culturelles.
Votre spectacle est une conférence gesticulée, pouvez-vous nous en expliquer le principe ?
Nadège de Vaulx – C’est un outil d’éducation populaire, une prise de parole publique à dimension politique qui s’inscrit dans le cadre d’une motivation individuelle, et dont les techniques s’acquièrent lors de formations collectives.
La conférence gesticulée prend appui sur les savoirs dits chauds – nos expériences – et les savoirs dits froids – le fruit de nos analyses. En y intégrant également une touche plus personnelle, que nous appelons le troisième fil. Et l’idée, c’est de parvenir à trouver l’équilibre entre tout cela, afin d’être éclairant sur le sujet choisi et d’inciter au débat. La conférence gesticulée a changé ma vie en termes de légitimité, de reconnaissance.
La prochaine étape pour moi, c’est d’ailleurs de devenir formatrice dans le domaine, plus particulièrement sur les questions d’héritage colonial et de discrimination raciale.
« Je me suis plongée dans l’histoire coloniale, l’antiracisme, les politiques d’intégration. […] En découle une question entre les lignes : que fait-on aujourd’hui de cette histoire coloniale, absente du roman national ? »
Pourquoi avoir choisi ce mode d’expression ?
Je viens du monde du spectacle, du côté de la production. J’ai beaucoup voyagé partout dans le monde et je cherchais à raconter sur scène mon histoire personnelle. Après avoir tâté du format stand-up, qui ne m’a pas convenu, je me suis orientée vers la conférence gesticulée, notamment parce que, dans l’éducation populaire, par son vécu, on est légitime à s’exprimer, quel que soit le sujet.
C’est durant la formation que j’ai pris conscience que mon projet devait s’inscrire dans une dimension politique, car j’ai réalisé qu’il y avait un vrai besoin de parler de ce sujet. Pour étayer mon propos, je me suis plongée dans l’histoire coloniale, l’antiracisme, les politiques d’intégration. J’ai donné 80 représentations depuis deux ans et demi.
Cette conférence gesticulée s’est faite devant et avec le public, en intégrant ses réactions et évidemment tout ce qui se passe dans l’actualité sur le sujet. Et en découle une question entre les lignes : que fait-on aujourd’hui de cette histoire coloniale, absente du roman national ?
« Je commence par m’interroger sur ce que signifie être français, sur la nécessité d’être conforme au modèle dominant, ce qui m’a conduit à nier totalement ma culture algérienne, celle de mes parents. »
À quel moment avez-vous décidé de questionner la notion d’identité française ?
Je le dis dans le spectacle : je suis « trois quarts algérienne, un quart française », mais je suis surtout un « modèle d’intégration ». J’étais plus française que les Françaises, et à l’étranger j’incarnais « la » Française. Je commence par m’interroger sur ce que signifie être français, sur la nécessité d’être conforme au modèle dominant, ce qui m’a conduit à nier totalement ma culture algérienne, celle de mes parents.
Je fais des allers-retours entre la sociologie et l’histoire – la grande et la petite, celle de ma famille. Je questionne l’histoire mais, si je le faisais à la manière d’une historienne, je pense que le public partirait avec bien moins d’infos. On se souvient avec plus de détails d’une histoire vécue, racontée avec émotion.
Quelles sont les réactions du public à votre propos ?
De l’émotion en premier lieu. Ensuite, viennent les témoignages, puis l’analyse politique et sociologique. Dans les quartiers populaires, les témoignages se doublent parfois de prises de conscience, comme celle de cette mère qui regrettait de ne pas avoir transmis sa culture d’origine à ses enfants. Chez d’autres, que l’on a également contraints à ne pas parler leur langue d’origine à l’école – des Italiens, des Espagnols, des Bretons notamment –, je trouve un écho particulier.
Certains me disent avoir ressenti de la gêne, voire de la honte. D’autres me font part d’un certain malaise. Ce n’est pas le but recherché, mais je me dois de montrer l’autre version de l’histoire, que j’ai gommée moi aussi. C’est une responsabilité collective et non individuelle, dans laquelle je m’inclus, et il s’agit de décider collectivement comment nous la prenons en compte.
« [Les spectateurs peuvent] prendre conscience de cet entre-deux constant, qui fait que l’on se sent rejeté d’un côté comme de l’autre et que l’on éprouve des difficultés à trouver sa place. »
Vous avez donné récemment une représentation en Algérie, comment votre démarche a-t-elle été perçue ?
J’étais un peu anxieuse. Mais les spectateurs m’ont vite rassurée sur le bien-fondé du spectacle : j’apportais une vision plus distancée en tant que binationale. Là-bas aussi, le poids du roman national est conséquent et il y a donc une certaine méfiance envers ce qui vient de France.
Celles et ceux qui ont assisté au spectacle ont pu prendre conscience de cet entre-deux constant, qui fait que l’on se sent rejeté d’un côté comme de l’autre et que l’on éprouve des difficultés à trouver sa place. Certains ne se rendaient pas compte de la douleur que représentait l’exil, le fait de ne pas savoir d’où on vient…
Le 13 janvier dernier, vous avez animé un atelier dans le cadre d’un festival autour de l’Algérie et la Palestine sur le thème : « Le deux poids deux mesures des médias français : guerre des mots et rhétorique raciste dans le traitement de l’information. » Que pouvez-vous nous en dire ?
J’ai proposé ce temps d’échange aux organisateurs pour susciter une prise de conscience et permettre aux participants de décrypter et de combattre les différences de traitement médiatique basées sur des critères racistes. Il y avait effectivement de la matière dans le traitement actuel de la guerre qui oppose Israël à la Palestine.
Par ailleurs, je propose également systématiquement un échange avec le public après la représentation. Je n’aurais pas pu faire cela si j’avais choisi le format plus traditionnel du spectacle. Quand il y a des échanges avec l’artiste, c’est souvent sur des aspects de forme et rarement de fond. Et on assiste encore moins à de vrais débats.
L’antiracisme que je propose est un antiracisme politique, pas moral. Pour moi, c’est une vraie mission. Mais je ne sais pas combien de temps je vais la poursuivre : c’est assez dur pour moi, car cela me renvoie constamment à ma propre histoire et à mes propres blessures. J’espère surtout que d’autres prendront le relais et participeront à ce travail de mémoire sous cette superbe forme qu’est la conférence gesticulée.
Pour aller plus loin
« J’aurais dû m’appeler Aïcha (ou l’identité française en question) »
Conférence gesticulée de Nadège de Vaulx, 1h10, à partir de 14 ans.
Spectacle à voir cet hiver au village vacances d’Auberville (Calvados) dans le cadre des Rencontres culturelles CCAS.
Voir le programme des Rencontres culturelles sur ccas.fr
À écouter aussi :
- « Les femmes ont de la voix ! », podcast créé par Nadège de Vaulx qui donne la parole aux femmes en lutte, à écouter sur Arte radio
- « Les Algériennes ont de la voix ! » (2019), podcast documentaire de Nadège de Vaulx en 5 épisodes sur fond de révolte algérienne
Tags: Colonisation Éducation populaire Guerre d’Algérie Rencontres culturelles Théâtre