« S’en aller » retrace le parcours de Carmen, qui, traversant le XXe siècle, s’affranchit de ses entraves et transgresse les interdits. Premier roman de Sophie D’Aubreby, ce livre a reçu plusieurs prix, dont celui décerné par le Festival du premier roman de Chambéry en 2022. La jeune autrice belge sera en tournée, l’été prochain, dans les villages vacances de la CCAS pour une lecture musicale accompagnée de Charlotte Maison, chanteuse de Soldout, groupe électro mélancolique.
L’histoire
Au début du XXe siècle, Carmen, une jeune femme issue de la bourgeoisie, est destinée à vivre une existence toute tracée auprès d’un époux désigné par son père. Est-ce par goût de l’aventure et pour vivre pleinement une vie qu’elle s’est choisie, ou bien pour s’extirper de son milieu et se soustraire à son destin qu’elle renonce à une morne vie confortable ? Au fur et à mesure, l’héroïne fait l’apprentissage de la liberté, brave les conventions, ne se dérobe pas et même affirme ses inclinations atypiques.
« S’en aller », de Sophie D’Aubreby, éditions Inculte, 2021.
►À lire en accès libre sur la Médiathèque des Activités Sociales et à commander sur la Librairie des Activités Sociales : 14,18 euros au lieu de 18,90 euros (tarif CCAS, frais de port offerts ou réduits, connexion au site ccas.fr requise).
Sophie D’Aubreby : « J’ai une tendresse particulière pour toutes ces féministes qu’on ne connaît pas »
Que fuit Carmen, votre héroïne ?
Sophie D’Aubreby – Carmen fuit ce qu’on attend d’elle, l’injonction qui est censée la construire. Elle n’est pas intéressée par la vie qui se présente à une femme de son milieu, d’un point de vue conjugal et domestique. Elle veut échapper à la pesanteur qui l’entoure. Mais la jeune femme n’identifie pas tout de suite ce qu’elle refuse. Sa conscience politique n’est pas très développée. Elle n’est pas une militante. À la fin de sa vie seulement, elle en prendra conscience.
La jeune femme fuit le patriarcat pour se jeter dans la gueule du loup en embarquant sur un bateau de pêche, milieu exclusivement masculin…
Il y a peut-être une forme de pénitence mais aussi beaucoup d’attraction pour ce qu’elle ne connaît pas. Carmen est très curieuse et part à la recherche de l’autre, à l’assaut de l’autre. L’univers marin l’attire ; elle aime profondément la mer. Certes, elle ne choisit pas la facilité lorsqu’elle embarque sur un bateau de pêche marchande en se travestissant en homme : les femmes n’y étaient pas autorisées. Et sur le bateau, personne ne se rend compte de son véritable genre. C’est sans doute pour mieux comprendre, mieux observer un univers inconnu. 7
De plus, la jeune femme n’anticipe pas vraiment la dureté des conditions de vie à bord du bateau : le froid, la faim, la pénibilité du travail… En fait, elle est très naïve, très ignorante d’un monde qui n’est pas le sien. Une prise de conscience politique s’opère ici parce que Carmen vient de l’autre côté du miroir : elle est issue du milieu social qui exploite les travailleurs et profite de leur travail acharné. Elle découvre à ce moment-là la classe ouvrière et les formes de son exploitation.
De qui ou de quoi veut-elle s’affranchir ?
Sur le bateau de pêche, Carmen s’affranchit du vernis du genre, d’une expression de genre qui ne tient pas à grand-chose. Une fois qu’elle a coupé ses cheveux, qu’elle porte un vêtement masculin, elle ne ressemble plus à la petite bourgeoise qu’elle était. Cette expérience rude sera fondatrice pour la suite et lui ouvre la voie d’une plus grande liberté.
En quoi les quatre moments de sa vie que vous décrivez sont-ils des étapes fondatrices de son chemin vers l’émancipation ?
La première et douloureuse étape sur le bateau de pêche s’apparente à une désobéissance concrète à sa famille – puisque Carmen quitte le cocon familial –, à son milieu et à son genre… Je ne sais pas si la jeune femme s’émancipe réellement. Je ne sais d’ailleurs pas comment on s’émancipe. C’est une vaste question à laquelle je n’ai pas de réponses. Pas sûr qu’elle en ait trouvées elle-même. En tout cas, Carmen s’est autorisée à expérimenter des choses en dehors de ce que l’on attendait d’elle.
Par exemple, elle est partie deux ans avec une amie sur l’île de Java. Le fait de voyager à cette époque, et de voyager seule sans un homme, est déjà en soi très impressionnant, assez radical et même périlleux. À ce moment-là, elle fait la paix avec son genre et quelque chose se joue au niveau de son orientation sexuelle. Elle abandonne tout ce qui lui est familier pour un lieu et une culture qui lui sont étrangers et qu’elle a sans doute fantasmés. Ce n’est pas rien. À chaque étape, Carmen gagne en singularité et détend un peu plus la toile dans laquelle elle est prise.
L’émancipation va-t-elle forcément de pair avec la libération du corps ?
Carmen prend clairement le parti de faire de son corps l’outil de son émancipation. D’abord, elle transforme son corps en force de travail sur un bateau de pêche, ce qui va à l’encontre de son milieu social. Puis à Java, tout passe par la danse. Durant la déportation, le corps transformé en machine de travail est martyrisé jusqu’à la mort. Son chemin montre aussi une société et un système qui usent les corps.
Sa liberté acquise la rend-elle plus heureuse ?
Je ne suis pas sûre, car elle est très seule et mélancolique, notamment à la fin de sa vie. Les femmes de cette trempe n’étaient ni nombreuses ni majoritaires. Au XXe siècle, pour une femme, s’opposer à une vie toute tracée) était déjà très compliqué ! Aujourd’hui, ce sont des choses que l’on nomme : les communautés lesbiennes existent. Les gens se rencontrent et revendiquent leur différence. En écrivant le livre, j’ai mesuré la violence de la répression envers ces communautés.
« S’en aller« montre le parcours d’une femme vers sa libération, est-il pour autant un roman féministe ?
Oui. Je voulais écrire une histoire qui soit féministe sans pour autant le rappeler à toutes les pages, ni même l’exprimer. Mon roman raconte la vie d’une femme qui a réellement existé. L’héroïne, Carmen, a eu une vie à contre-courant, à rebours des injonctions de l’époque et de sa classe sociale. Cette résistance et cette désobéissance sont extraordinaires. Elle assume ses envies, ses choix, qu’elle met en œuvre et qui lui rappellent à quel point elle est hors norme.
Néanmoins, Carmen est une féministe qui s’ignore, elle ne revendique pas de l’être. Elle est dans l’action et n’a jamais voulu faire de sa vie un exemple à suivre. Je suis convaincue que de nombreuses femmes luttent tout le temps et partout pour leur liberté. J’ai une tendresse particulière pour toutes ces féministes qu’on ne connaît pas.
Des livres à lire, des auteurs à rencontrer
Tout l’été, retrouvez les livres de la sélection littéraire CCAS dans les bibliothèques de vos villages vacances, et rencontrez leurs auteurs au cours des Rencontres culturelles estivales.
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