Une fois par mois, neuf « livres humains » patientent en rayon, prêts à être empruntés et à raconter leur histoire : des récits vécus de discriminations raciale, syndicale ou professionnelle, que ces hommes-livres et ces femmes-livres content aux « lecteurs » en face à face.
Une voix retentit au micro et rappelle qu’une bibliothèque humaine est disponible au premier étage. Quelques curieux s’approchent, se renseignent. « Le principe est simple, explique Phyllis Springer-Fouchard, à l’initiative du projet à Toulouse, vous choisissez un de ces livres en chair et en os, vous vous retirez avec lui un peu à l’écart et vous échangez pendant trente minutes. »
Dans la médiathèque José-Cabanis à Toulouse, une poignée de livres humains attendent ainsi qu’un lecteur vienne les emprunter. Si les titres de ces « ouvrages » semblent hétéroclites – « le Ramasseur de mensonges », « Petite-fille de nazi » ou « le Petit Beur qui voulait être lu » – ils traitent tous de discrimination et de rejet.
Présents dans plus de soixante-dix pays, les livres humains ont été inventés à Copenhague en 2000, par quatre copains. Ils voulaient que les gens se rencontrent vraiment et souhaitaient combattre l’exclusion dont souffrent les personnes marginalisées. D’où le choix de la discrimination et du rejet comme thème. Ce concept existe à Toulouse depuis trois ans.
Le journaliste syndicaliste
Interne en médecine toulousaine, Élise Dagron se lance, ce sera « le Ramasseur de mensonges » (entendez : le journaliste). Didier Labertrandie, homme-livre du jour, lui raconte son expérience à « Centre presse », les multiples rachats du titre jusqu’à l’absorption par son concurrent, le groupe la Dépêche du Midi, ou encore l’histoire de la première charte de déontologie élaborée en 1918.
Ensemble, ils essaient de comprendre le rejet dont est victime la profession de journaliste, devenue la cible des hommes et des femmes politiques comme celle des « gilets jaunes ». « Je voulais juste ouvrir un livre par curiosité, et maintenant, se réjouit-elle, j’en sais davantage sur le journalisme ! »
Didier Labertrandie propose de conter une autre histoire, « le Syndicaliste : puni pour l’ouvrir ». Il aime ce face-à-face avec son lecteur, cet échange direct, ce retour de l’humain dans la relation.
« Quand quelqu’un souhaite ‘devenir un livre’, il faut que la discrimination dont il ou elle a été victime ait été « digérée ». Si quelqu’un est en pleine souffrance, il ne peut pas s’exposer, ça peut être dangereux pour lui. On ne sait jamais sur quel type de lecteur on peut tomber. » Il se souvient de cet homme qui voulait à tout prix lui faire dire que le syndicalisme ne servait à rien.
La petite-fille de nazi
Ilka Vierkant patiente rarement en rayon. Il y a toujours quelqu’un qui souhaite l’emprunter. Il faut dire que son histoire, « Petite-fille de nazi », interpelle. Comme beaucoup d’Allemands, ses deux grands-pères étaient nazis, dont un chargé de la construction des rails qui conduisaient les Juifs d’une partie de la Poméranie (aujourd’hui en Pologne) à Auschwitz.
A-t-elle toujours su qui étaient ses grands-pères ? « Oui, au fond, je le savais, comme un poisson qui sait sans savoir qu’il est dans l’eau. » Son grand-père paternel, « sec, impassible et cruel, qui parlait comme Eichmann », a détruit sa famille. Sa femme dira à son décès : « Aujourd’hui, ma vie peut commencer. » Avec ses lecteurs et auditeurs, Ilka, lumineuse, est capable de traits d’humour qui allègent le poids de son histoire.
Il est presque 18 heures ce samedi 16 février, la bibliothèque humaine va bientôt fermer. Ilka a une nouvelle lectrice qui, après avoir hésité à l’emprunter, s’est finalement décidée. Elles se sont déjà vues ; elles s’embrassent et s’installent à l’écart. La dame, qui souhaite garder l’anonymat, est juive. Penchées l’une vers l’autre dans l’émotion et l’écoute, Ilka et la dame sont seules au monde, emportées ailleurs… comme quand on lit un livre passionnant, tout simplement.
Trois des « livres » de la Bibliothèque humaine (de g. à dr.) : Ilka Vierkant, Abdallah C. et Didier Labertrandie.
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